HYMEN : nouvelle publiée dans Nuits Beyrouthines - Editions Tamyras


Il fallait que ça rebondisse. Et un cul, ça rebondit toujours quand tu le ramones. À chaque coup de rein, un rebond.

En fait, l’esthétique du rebond dépend toujours de la forme et de la masse du cul honoré. Un cul trop gros et le rebond devient grossier. Cette graisse qui fait des vagues flasques sous votre ventre, comme un yaourt qu’on écrase, n’est pas un spectacle très appétissant. En plus, chaque fois que le choc des deux corps a lieu, sous la pression du coup de rein, la cellulite jaillit et s’exhibe, éhontée.

J’avais presque oublié.

Un cul trop petit, et le rebond en est réduit à sa plus simple expression, comme une promesse non tenue. Quant aux culs plats, ils ne valent même pas la peine d’être mentionnés. C’est comme aller aux vendanges dans le désert - tout simplement idiot.

Presque oublié…

Le cul parfait est rond. Les gays appellent ça un « bubble butt » - un cul en bulle. Mais à la différence d’un cul de mec - et je ne parle pas des fesses de la grande majorité des hommes, tombantes et tristes comme un matin d’automne dans une république soviétique - à la différence d’un cul de mec donc, sec et dur, le cul des femmes est comme un oreiller, moelleux et accueillant. On y pose nos rêves les plus tendres, les plus fous et les plus pervers.

Ça fait combien de temps ?

Brassens disait que c’est l’endroit où le dos ressemble à la lune. Des lunes, j’en ai visité. Des rousses, des noires, des bleues, des grises, des pleines, des en croissant, des trois-quarts, des lumineuses, des rondes, des timides derrières leurs nuages. J’étais le Neil Armstrong du doggy style.

La lune, j’en rêve depuis que je sais rêver. Gamin, je me voyais en Pierrot, partageant l’astre nocturne avec Colombine. Oui mais…

C’est drôle comme les sensations s’effacent au fil des jours.

Quand le cul n’avait pas le rebond adéquat, et que le missionnaire se révélait trop intime, il restait, évidemment, l’incontournable fellation, la pipe, le blowjob ou BJ pour les intimes (prononcez bid-jey). Ce dernier est un art véritable. Malheureusement rares sont celles qui savent le pratiquer. Elles te fourrent ça dans la bouche et se mettent à bouger la tête en avant et en arrière, dans un va et vient imbécile. En général, on est reconnaissant quand elles ont la gentillesse de ne pas y mettre les dents. La fonction des lèvres est réduite à celle de membranes contre lesquelles frotte le pénis dans l’espoir d’une éjaculation rapide. Quant à la langue, elle disparaît comme par enchantement. À se demander dans quel coin de la bouche elle a bien pu se cacher. Un vrai gâchis.

Sept ans…

Un phallus c’est comme une lolly-pop qu’il faut sucer parfois Chuppa Chups parfois Pierrot Gourmand. Les lèvres doivent avant tout embrasser, reconnaître le terrain, le clamer pour soi, puis téter, happer, envelopper, se retirer, pour mieux revenir, engloutir, laissant la langue s’enrouler, se dérouler, puis taquiner, titiller.

Ce n’était pas si loin pourtant.

C’est curieux, on dirait que pour les Anglo-Saxons, le sexe c’est du travail. Pour décrire une action donnée, ils ajoutent en suffixe le mot « job » : la fellation est un blowjob, la masturbation, un handjob. Viennent ensuite footjob et autre titjob.

Je m’imaginais parfois, allongé, et tout autour, comme à l’usine, des femmes miniatures vaquant à leur tâche, actives petites abeilles. Qui de la bouche, qui de la main, qui des orteils, qui des seins. Parfois ensemble, parfois l’une après l’autre. Un taylorisme du plaisir, en somme.

Une autre vie.

Une autre vie. Une vie antérieure. Certains s’imaginent un passé de pharaon ou de conquérant. Moi j’étais un « sex addict », un obsédé. Presque un possédé. Vous me direz tous les hommes sont des sex addicts. Du moins l’écrasante majorité d’entre eux. Le reste étant des moines tibétains et des physiciens quantiques. Mais moi, ça allait bien au-delà de la moyenne. Si la sex addiction était une franc-maçonnerie, j’aurais été grand maître du 33eme degré. Le Kissinger du cul.

Mais ça n’a pas toujours été le cas.

Je ne pensais qu’à ça. À chaque heure, chaque minute, chaque seconde. On dit souvent, non sans exagération : « il ne pense qu’à ça ». Dans mon cas, c’était totalement vrai. J’en avais besoin pour fonctionner. Pour sortir du lit. Même quand je rêvais, je ne rêvais que de ça. Dire que j’étais toujours en érection serait un euphémisme. J’étais l’érection, de tout mon être, de toute mon âme et de tout mon sang. Priape Roi.

J’étais un adolescent rêveur, amoureux d’une illusoire Dulcinée.

Le sexe, j’en avais besoin comme un drogué de sa dose, de son fixe. Sans sexe, pas de sommeil. Pas de repos. Il était la conclusion naturelle de toute journée et de toute nuit. On sort, on boit, on rencontre, on discute, on boit encore, on séduit, on ramène chez soi, on boit toujours, puis on baise.

L’ennui c’est l’ennui, justement. Il fallait changer. Tout le temps. Toujours de nouvelles bouches, de nouveaux seins, de nouveaux culs. Essayer de nouvelles choses, de nouvelles poses. Héroïnomane des sens, j’étais toujours à la recherche de nouveaux vertiges.

Que s’était-il passé ?

Heureusement, j’habitais en plein terrain de chasse, si je puis dire, et le gibier ne manquait jamais : rue Monot, à l’est de Beyrouth, où fleurissaient les bars - lieux de rencontres bénis quand on cherche ce que je cherchais. Chaque soir, des femmes et des filles y venaient en nombre en quête d’une nuit d’oubli, d’un amant de passage, d’un petit ami ou même d’un mari. Il y avait cinq femmes pour un homme au Liban, d’après ce qu’on racontait. La marre était donc pleine de poissons.

Je n’avais qu’à me baisser, ou du moins à sortir de chez moi. Je me mettais au bar, à siroter une bière glacée, pensif au milieu des volutes de ma cigarette. Le reste n’était que routine. Un regard d’abord, puis des mots, quelques sourires, et les dés étaient jetés.

Que s’était-il passé ? Un chagrin d’amour, une revanche à prendre, une trop grande poussée d’hormones, qui sait ?

De cette vie antérieure, je ne me souviens que des nuits. Comme si les jours s’étaient effacés de ma mémoire. Une longue nuit, interminable. Une nuit qui commence par la découverte des plaisirs, et qui, peu à peu, se transforme en piège, en sables mouvants.

À chaque pénétration, je m’enfonçais un peu plus. Les visages, les noms, les odeurs, les goûts se confondaient, laissant une désagréable impression de ratatouille froide.

Brassens - encore lui - disait que jamais on ne l’oubliera, la première fille qu’on a prise dans ses bras. Moi, c’est la dernière que je n’oublierai jamais. C’était une hydre, hybride de toutes celles qui l’ont précédé. Elle avait mille bouches, mille yeux, mille vagins. Ses jambes, ses bras m’enlaçaient comme les multiples tentacules d’une pieuvre. À chaque fois que je la regardais, elle changeait de visage. Ses voix se succédaient, comme une radio devenue folle.

J’avais besoin de me laver. Mais comment on se lave du dedans ?

Alors j’ai arrêté.

J’aurais voulu pouvoir purger tout ça. Une bonne fois pour toutes. Nettoyer - au Karsher aurait dit l’autre. À l’eau de Javel, à l’Eau Ecarlate, au désinfectant.

J’aurais voulu recoudre mon hymen intérieur.

Malheureusement, il n’y avait pas de purge ou de lavement miracles. Il fallait attendre. Les jours allaient s’en charger à leur rythme.

J’avais bien sûr déménagé. J’avais quitté la ville pour m’installer dans une petite bicoque au flan d’une montagne. Il y avait moi, les arbres et les quelques moutons de la bergerie du coin. Heureusement, point de bergère. Juste un vieux berger veuf et presque sourd.

Au début, le manque était terrible. Le désir, brûlant. Trop brûlant. Puis, petit à petit, les feux se sont calmés. Et les braises ont fini par s’éteindre.

La paix, enfin.

Un vendredi après-midi, je suis allé faire les courses chez Abou Joseph, l’épicier de la région, cousin de mon voisin le berger, aussi vieux qu’un rocher, dont le sourire édenté respirait le bonheur simple d’être encore vivant.

L’hiver pointait son nez froid et le temps était clair malgré une légère brume, dansante et diaphane.

Je marchais. Elle est venue marcher à mes côtés. Non pas qu’elle voulait m’accoster. Bien au contraire. Nous allions simplement au même endroit, et nous marchions à la même vitesse, d’un même pas désinvolte.

Arrivés chez Abou Joseph, nos regards se sont croisés. Entre les étagères de confitures, ils se sont cherchés. Près de la caisse, ils se sont trouvés.

Nous nous sommes assis sur un vieux banc décharné, près de la vielle épicerie. Nul besoin de chercher un sujet de conversation, nos mots se sont naturellement rencontrés.

Elle s’appelait Nour, comme la lumière.

Depuis, tous les vendredi après-midi, nous nous retrouvions pour découvrir ensemble les trésors cachés de l’épicerie d’Abou Joseph.

Un jour, nous avons trouvé un fromage de chèvre qui venait de chez un autre cousin du vieil épicier. « Un miracle de fromage » nous avait-il dit, « mais il ne m’en reste plus qu’un seul ».

Nous décidâmes de partager. Et, accompagné d’un vin rouge frais, assis sur le seuil de ma petite bicoque, nous avons célébré les cornes et la barbiche de celle qui nous avait offert ce moment parfait.

Repus, nous avons regardé en silence la brume s’épaissir et nous recouvrir de son voile pudique.

Son parfum, sa bouche, sa langue…

Nos corps se sont unis, nos êtres se sont mélangés, nous n’étions plus qu’un seul. Une énergie divine, créatrice, immuable. Nous étions en harmonie avec l’univers.

Nous étions l’univers.

C’est au réveil que j’ai compris.

Quand le jour s’est levé. Quand toujours ensommeillée, elle a légèrement ouvert les yeux avant qu’un sourire ne se dessine sur ses lèvres.

J’ai compris que je venais de retrouver ma virginité.

Mon hymen.


© Tamyras 2010