Nouvelle : Bloody Mary Afternoon

Cet texte a été écrit comme le premier épisode d'un roman feuilleton (librement adapté de mon premier court-métrage: Bloody Mary Afternoon).
Je préfère le publier aujourd'hui comme une nouvelle. Je pense qu'il en devient plus intéressant... et plus inquiétant.



- Je fais du poulet pané avec une salade tomate mozzarella ou un bon filet sauce tartare avec une salade rocca parmesan ?

Mary-Elizabeth Butterworth s’était posé cette question toute la journée. Elle n’arrivait à penser à rien d’autre. De réunion en réunion, la journée n’en finissait pas de finir. Le temps, comme dans un ralenti de film de pub, semblait s’étirer indéfiniment, inutilement. Sirupeux et guimauve. Chiant comme un sale gosse à qui on a envie de mettre une grosse claque bien retentissante, de celle qui marque la sale joue ronde d’une belle marque rouge où l’on verrait nettement, à l’endroit de l’impact, la main aux doigts écartés.

Pourtant, Mary-E. comme l’appelaient ses collègues, essayait de faire bonne figure. Souriante, aimable, affairée, une bonne petite abeille. Elle avait décroché ce job il y a un peu moins d’un an, et ne comptait le lâcher pour rien au monde. Surtout qu’en ce moment, on parlait beaucoup de crise, de chômage, enfin de toutes ces choses qui nous font fermer nos gueules et remercier le ciel pour la médiocrité de nos vies.

- T’es sure que ça va ? Lui avait demandé Emma, une vieille copine qui ressemblait étrangement à un lapin filiforme et blond.

Mary-E. l’aimait beaucoup. Emma avait depuis toujours fait office de confidente et d’ange gardien. D’ailleurs c’est elle qui l’avait discrètement pistonné au sein de la boîte. Mary-E. a essayé d’esquiver, mais devant l’air entendu et déterminé de son amie, elle finit par lâcher le morceau.
- Marvellous Martin vient dîner ce soir…
- Marvellous Martin ? Ce soir ? Dîner ? Où ? Chez toi ? Salope !

Toutes les nanas de la boîte avaient un jour ou l’autre fantasmé sur Marvellous Martin. Mais aucune d’elles n’avait réussi à se le taper. Frustrées, elles avaient fini par se consoler en se disant qu’il était gay. Bien qu’au fond, elles savaient bien que ce n’était pas vrai.

Marvellous Martin, de son vrai nom Martin Collis, avait décroché ce surnom il y a déjà une vingtaine d’année. Jeune prodige de la production publicitaire à la fin des années quatre-vingt, il était devenu très rapidement l’un des princes de Soho, l’antre londonien de la production, et, curieusement, de la prostitution et du sexe. Il était aujourd’hui, la quarantaine finissante, l’un des partenaires de la plus grosse et plus prestigieuse boîte de post-production de Londres, The Post Office, au sein de laquelle travaillait Mary-E.

Ce surnom de Marvellous Martin n’avait rien à voir avec sa merveilleuse personnalité, ni comme l’ont prétendu certaines avec ses prouesses sexuelles, mais parce que marvellous était sa réponse à toutes questions et l’unique commentaire à tout évènement: Bonjour Martin, ça va ? Marvellous ! On déjeune ensemble ? Marvellous ! Deux avions se sont explosés dans les tours jumelles du World Trade Center à New York… Marvellous ! Évidemment chaque marvellous avait sa tonalité propre, tantôt joviale, tantôt perplexe, parfois cynique ou sarcastique.

C’est au cours d’un business lunch très arrosé dans un resto branché de Dean Street que Mary-E. avait attiré l’attention de Martin. Il l’avait observé pendant tout le repas, et au dessert, il lui avait souri et murmuré un marvellous plein de sous-entendus. Quelques jours plus tard, ils s’étaient retrouvés au pub du coin. Après plusieurs pintes de bière et verres de chardonnay, Martin acceptait l’invitation à dîner de Mary-E.

Pourtant Mary-E. ne savait pas faire la cuisine. Elle s’était bien essayée aux occasionnels scrambled eggs et même une fois avait royalement raté une pourtant très traditionnelle kidney pie. Mais dans l’absolu, cuisiner c’était pas son truc. Elle avait proposé à Martin de venir dîner, un peu par désespoir de cause, n’ayant pas trouvé un moyen de se faire inviter chez lui. Et pour arriver à ses fins, elle avait besoin d’intérieur, de lumière tamisée, de musique suggestive, et bien évidemment de beaucoup de vin. Le repas, lui, n’était qu’accessoire. Mais bon, elle ne pouvait pas lui servir quelque chose d’immangeable, ça gâcherait tout. Elle s’était donc plongée dans les œuvres complètes de Jamie Oliver, un jeune chef devenu star médiatique après avoir réussi, non sans talent, à effacer le côté bobonne des cuisines et leurs donner un air très tendance. Elle avait fini par trouver son bonheur, mais s’était heurtée à un choix cornélien: poulet pané avec salade tomate mozzarella ou filet au poivre avec salade rocca parmesan.

En arrivant au supermarché, elle décida de ne pas décider. Elle était déjà très en retard, si en plus il fallait faire un choix, elle n’était pas sortie de l’auberge. Elle avait fait l’erreur de prendre sa voiture, et s’était retrouvée coincée dans plusieurs embouteillages. Le premier en sortant de Soho. “Évidemment…!” ragea-t-elle. En effet, ce quartier île au cœur de Londres, que les autochtones appelaient poétiquement West End, était encerclé par des rivières de piétons et des fleuves de voitures et de bus se déversant dans les très touristiques Piccadilly Circus et Leicester Square et les très fréquentées Regent Street, la huppée, et Oxford Street, la populaire. Elle avait bien essayé de s’échapper en passant par Totenham Court Road au sud, mais rien à faire, c’était bouchonné de partout.

Après plus d’une heure à rager derrière son volant, le second embouteillage a fini de réduire ses nerfs en miettes. Sur l’interminable Fulham Road, au sud-ouest de la capitale, la file de voitures ressemblait à un long serpent paresseux. Elle voulait hurler, dire à tous ces cons, de pousser un peu leur carcasse, de la laisser passer, qu’elle avait rendez-vous avec l’homme le plus sex de la planète, qu’elle devait encore faire les courses, concocter un bon petit repas, prendre sa douche et s’arranger, choisir l’uniforme adéquat, pas trop sage pas trop pute, et faire disparaître de son appartement toutes traces de son humanité, tampons, pilules, comprimé anti ballonnement… Finalement, elle réussit à atteindre le Safeway de Fulham Broadway, à quelques minutes de chez elle.

Elle avait acheté de quoi préparer du poulet-tomate-mozzarella et du filet-rocca-parmesan, se disant qu’une fois dans sa cuisine, elle verrait bien. Elle avait balancé les sacs dans le coffre de sa voiture et s’était précipitée vers Harbord Street, une rue résidentielle calme bordée d’arbres, où elle avait acheté une semi-maisonette victorienne depuis six ou sept mois. Évidemment, il n’y avait pas de place où se garer. Elle maudit l’industrie automobile, cette grosse salope polluante, et partit à la recherche d’une place vide.

Deux rues plus loin, miracle, elle réussit à coincer sa voiture entre une grosse Volvo qui avait atteint largement l’âge de la retraite et une nouvelle Coccinelle jaune vif. Elle sortit précipitamment les sacs du coffre et se dirigea d’un pas rapide vers Harbord Street. Soudain elle fut assaillie par une flopée de questions angoissantes: et si Marvellous Martin ne venait pas, et s’il venait mais avait changé d’avis, et s’il n’avait pas changé d’avis mais qu’elle, au moment fatidique, elle se dégonflait, et si elle ne se dégonflait pas mais que Martin était vraiment gay et ne cherchait en fait qu’une copine à qui il pouvait dire du mal de ses boyfriends… L’esprit embué par toutes ces questions, Mary-E. ne remarqua pas les deux adolescents, un petit brun et un bébé géant de seize ans, qui la suivaient, la caméra d'un téléphone portable pointé vers elle.

Les bras meurtris par le poids des courses, elle décida de faire une petite halte. Elle posa les sacs par terre et respira profondément. Elle sentit un objet froid lui toucher la nuque. Elle se retourna et réprima un cri. Le canon d’un revolver se posa sur sa bouche. À l’autre bout du canon, le petit brun. Il sourit.
- Pas un mot ma belle blonde.
Son camarade, resté plus en arrière, filmait la scène, hilare.
- Bonsoir ma belle, on va être gentille et on va se mettre à genoux.
Mary-E. semblait pétrifiée. L’adolescent s’énerva.
- À genoux conasse !
Tremblante, Mary-E. s’exécuta.
- Ne me faites pas mal, s’il vous plait, prenez ce que vous voulez mais ne pas faites pas mal…
- Maintenant, on va mettre ses mains sur la tête.
Elle obéit.
- Bien, très bien…
L’adolescent pointa le canon de son revolver vers la tempe de Mary-E. Elle se mit à pleurer.
- Du calme, c’est juste un mauvais moment à passer.
Il se tourna vers le portable tenu par son ami.
- Prêt, Junior ?
- Prêt, Georges !

Georges sourit et ajusta sa pose comme il avait vu faire dans les films.
- Youtube, me voilà !

Junior entendit un bip, un second, puis un troisième, et le portable s’éteignit.
- Merde…
Il voulut arrêter Georges, mais avant qu’il ne puisse prononcer un mot, le coup de feu retentit. Et le corps de Mary-E. s’effondra entre ses sacs.

L’air triomphant, Georges se tourna vers Junior.
- Alors, comment c’était ? C’était bien ?
Junior se mordit la lèvre.
- Euh, ouais, super bien, super, euh, mais euh, je crois qu’on a besoin d’une deuxième prise…


© Claude El Khal, 2009 - 2011