Mon enfance, j’en ai fait un métier


Nous y voilà. Encore une fois. Les bougies, le gâteau, les cadeaux. Bon, les cadeaux, c’est plus vraiment ça.

Enfant, nos cadeaux étaient des rêves enveloppés de ruban rouge. Tous ces jouets, ces bédés, ces cahiers à colorier, ces légos, alimentaient chaque année notre usine intérieure. On inventait, on s’inventait. À chaque jour son nouveau monde, son nouvel univers. La vie était pleine de mystères, d’îles au trésor et de Rackham le Rouge.

Mais quand on grandit, fini la rigolade. Faut du concret, du solide, du truc qui sert, qui se porte au poignet, qu’on expose dans son salon ou qu’on déguste en poussant des « oh » de circonstance.

On se voit entre gens sérieux, adultes, responsables. Finis les gâteaux arc-en-ciel, débordants de crème. Aujourd’hui, faut du dessert signé, élégant, raffiné, la bouche en cul de poule et l’anus en cul de nonne.

Finis les jus artificiels aux couleurs improbables. Maintenant, faut de la bulle, du château machin, de la cuvée millésimée et de la veuve clito.

Quand on grandit, on ne court plus à perdre haleine, sans raison, comme ça, le torse exposé aux vents. Non, on monte dans sa voiture, qui sent bon le cuir viril, on caresse le stick, comme un godemichet à vitesse variable. Un tigre dans le moteur et une bite dans la tête.

On ne rit plus à gorge déployée, à pleines dents, à pleine voix, à pleines larmes. On rit intelligent, subtil, discret, la dent honteuse et l’épaule syncopée. Ou alors on ricane cynique, désabusé, le poil mal rasé et le cheveu désordonné, façon mannequin Calvin Klein ou chroniqueur Canal +.

Me revoilà donc. Un an de plus, la barbe qui s’enneige et la ride qui se creuse.

Avant demain, date du happy-happy officiel, je décide de faire une pause. Je m’installe confortablement dans mon canapé de location, je rewind et me repasse un peu de ce film, long de 44 ans.

Je m’y revois, en vrac, rencontrer Aragon dans une manif communiste à Paris, faire l’amour à Londres et la révolution à Beyrouth.

Je m’y revois déambuler la nuit sur Hollywood Boulevard, partager une cigarette avec un sosie de Bukowski, puis parler poésie avec les paumés du petit matin.

Je m’y revois rire avec les tapins d’Amsterdam, me saouler avec les balafrés des bouges de Bangkok, me perdre, ivre mort, dans les ruelles sombres de Sydney, me noyer dans les yeux d’une belle à Kuala Lampur, manger du requin dans le vieux Singapour, jouir au Caire et pleurer à Dubai.

Je m’y revois aimer. Partout, tout le temps. Aimer ces villes, leurs odeurs, leurs dangers, leurs secrets, leurs histoires anonymes. Aimer ces femmes, toutes ces femmes, ou presque. Je m’y revois boire, manger, avoir faim, avoir soif, faire l’acteur sur une scène d’un 20ème arrondissement parisien ou jouer le golden boy au 18ème étage d’une tour en plein désert.

Je m’y revois, prendre des coups et en donner, tomber puis me relever, sans perdre jamais ce don d’étonnement, d’émerveillement, toujours recommencé.

Quand on grandit, il faut bosser, gagner sa vie, s’acheter des choses. Alors on laisse ses rêves jaunir dans les tiroirs. On se s’étonne plus, on ne s’émerveille plus, on sait. Malheur à ceux qui savent. Prisonniers imbéciles de leurs certitudes, ils s’attèlent à la noble tâche de désapprendre l’enfance à leurs gamins. Et en faire les tristes clones de leurs pères et de leurs mères.

Moi, mon enfance, j’en ai fait un métier. Écrire, inventer, faire des films, rêver. Rêver, nom de Dieu !

Et c’est tellement mieux comme ça.


© Claude El Khal, 2011