Amy et les albatros


Depuis l’annonce de la mort d’Amy Winehouse, j’ai lu et entendu un nombre impressionnant d’âneries.

Des messieurs-dames-la-morale nous expliquant que oui d’accord c’est triste mais quand on se drogue, quand on vit dans l’excès, la mort à 27 ans, on l’a quand même bien cherchée.

Imbéciles bien coiffés qui ne voient les autres qu’à travers leur propre miroir. Ils s’y regardent, s’y mirent et s’y admirent, ne comprenant pas pourquoi tout le monde ne leur ressemble pas. Eux pourtant si bien-comme-il-faut, dont l’existence sans vagues et sans intérêt, devrait servir de modèle à l’humanité entière.

Comment ne pas ressembler à ces dames si policées qui n’hésitent pourtant pas à vendre leurs filles au plus offrant, fardant cette prostitution par la formule : « c’est un garçon de bonne famille » ? Comment ne pas ressembler à ces messieurs bien repassés, qui sentent bon le confort tranquille, dont la médiocrité pollue notre air, et le rend irrespirable ?

Sacrilège ! Allez, tous au moule de l’ennui, de l’hypocrisie et de la bêtise !

Ces messieurs-dames ont construit un monde qui leur ressemble. Un monde terne, gris et vulgaire, aussi passionnant que le vagin d’une nonne. Un monde aux murs trop étroits et au plafond beaucoup trop bas.

Baudelaire disait de son albatros : « ses ailes de géant l’empêchent de marcher ».

Amy Winehouse était un albatros. Comme tout ceux et celles qui sont trop grands pour entrer dans le moule majoritaire. Ceux et celles dont les ailes de géant empêchent de marcher sur les routes balisées de la banalité.

Les murs étroits et les plafonds trop bas, les albatros s’y cognent et s’y blessent. Ils essayent de les pousser, les repousser, pour un peu plus d’espace, pour respirer, pour rêver, pour créer. Pour voir le ciel, sentir le soleil et le vent. Creuser une brèche pour s’envoler, le plus haut possible, jusqu’à la lune, jusqu’aux étoiles. Pour flirter avec les anges et tutoyer les dieux.

Alors parfois, certains albatros se cognent trop fort, tombent et ne se relèvent plus. Ils gisent là, sous l’œil sévère des bien pensants.

« Ils avaient qu’à pas se cogner » disent-ils.

Parce que eux, ces murs-là, ils les aiment. Ils y accrochent leurs photos de vacances et leurs diplômes –ces médailles dérisoires pour obéissants émérites. Pour eux, le plafond n’est jamais trop bas. Eux qui sont nés, qui vivent et qui sans doute mourront à genoux. Eux, pour qui ramper est une philosophie de vie.

Comment peuvent-ils comprendre les albatros ?

Des albatros qui s’appellent Amy Winehouse, Billie Holiday, Jimmy Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison. Des géants dont les ailes nous font encore voyager.

Que restera-t-il de ces messieurs-dames-la-morale ? De vagues souvenirs ? Des photos jaunies ? Un nom gravé sur une pierre tombale, que viendra effacer la mousse, la poussière ou, pour les moins chanceux, un projet immobilier ou un parking ?

Amy Winehouse est morte mais elle est encore là et bien là. Encore plus là que jamais. Avec sa voix qui vibre et nous fait vibrer.

Eux, ils pètent de santé, mais n’ont jamais vraiment existé.


© Claude El Khal, 2011