Lettre à moi-même


Petit con, ça fait longtemps qu’on ne s’est pas parlé, toi et moi.

Je sais, tu me fais la gueule. Tu as envie de me demander ce qu’elle est devenue ma belle promesse. De celles qu’on se chuchote quand on est enfant, quand il fait nuit, quand il est tard et que l’avenir semble aussi fascinant qu’un ciel étoilé.

Je sais que pendant longtemps, tu as eu envie de me mettre ton pied au cul. Que tu as voulu me secouer, me réveiller, me hurler : « Mais qu’est ce que tu fous ? Tu as vraiment tout oublié ? »

Oui, j’avais oublié.

Quand je m’alanguissais dans les palaces en compagnie de filles à louer. Quand je comptais mes sous, mois après mois, avec la furieuse envie d’en gagner plus, encore et toujours plus. Quand je pensais conquérir le monde en voyageant first-class, en dégustant des sushis et en avalant des Nurofen.

Mais je ne faisais qu’accumuler les kilomètres, les cartes plastifiées, et les capotes usagées. Avec comme seule gloire, celle de vendre des boissons à bulles.

Le petit con était devenu un grand con, prêt à prendre du galon et devenir inexorablement un gros con. Pour finalement mourir en vieux con accompli, dans l’honneur et l’opulence.

Quand j’ai tourné le dos à tout ça, personne n’a compris. « Mais il est fou, laisser tomber la poule aux œufs d’or, quel blasphème ! » Même ma mère ne m'a plus adressé la parole…

Mais ils ne savaient pas que j’avais une promesse à tenir.
Une promesse faite à un petit con mal coiffé et mal sapé, qui confondait la vie et les romans de Jules Vernes. Un petit con qui apparaissait tous les matins dans mon miroir. Et qui me regardait dans les yeux en me faisant la gueule.

J’avais beau lui dire : « J’ai essayé pourtant, la bohème, la liberté… C'était beau, mais ça ne remplissait pas le frigo. Alors quand les sirènes m’ont appelé, je n’ai pas pu résister. Leur chant était si enivrant. Et puis, elles étaient bandantes, les salopes. Il fallait les voir, avec leurs jambes qui n’en finissaient pas, leur fesses rebondies à damner un martyr chrétien, leur seins dressés à la gloire du dieu soleil, leur chatte qui sentait bon le dernier défilé Lagerfeld. »

J’avais beau lui dire : « Tu as du culot de me faire des reproches, du haut de tes petites branlettes du samedi soir et de tes larmes imbéciles d’amoureux éconduit ! » Mais rien n’y faisait, il refusait de me lâcher, le petit con.

Il refusait de me lâcher parce qu’il avait raison. J’ai mis du temps à le voir, à le comprendre.

Il fallait bien que l’adulte se désenfle avant qu'il ne puisse se poser les vraies questions.

Si la vie n’est pas comme un roman de Jules Vernes, quel est son but ? Celui d’accumuler, accumuler, tel un vieux Scrooge, rabougri du cœur et bourrelé du portefeuille ? Passer en touriste, sans rien changer, sans rien créer ? Si l’amour n’est pas comme celui du Cid et de Sophia Loren, pourquoi s’emmerder à aimer ? Pour aller et venir dans une fente humide, dans le seul but de lâcher sa semence ailleurs que dans un kleenex ? Ou pire, pour avoir des mômes parce que nos parents nous le demandent et que la société nous l’ordonne ?

Non merci.

Alors arrête un peu de faire la gueule ! Tu ne vois pas que je suis en train de la tenir ma promesse ? Même si ça ne va pas assez vite, même s’il y a des peaux de bananes, même si je me perds en route, même si les sirènes continuent de chanter.

Petit con, je ne peux pas te promettre le succès ou la gloire. Je ne peux pas promettre qu’on va t’applaudir dans les salons, ni qu’on va voir ta bobine dans les journaux du soir. Ni même que tu vas trouver ta Chimène, ou que ton frigo va déborder de saveurs.

Mais je peux te promettre qu’on va bien rire, toi et moi. Qu’on va sauter dans toutes les flaques tranquilles de la médiocrité. Et qu’on va la faire, la révolution. Un rêve après l'autre.

Et tant pis pour ceux qui ne comprennent pas, ils n’ont qu’à acheter un décodeur.


© Claude El Khal, 2011