Salauds de pauvres


Quoi ?

Les pauvres veulent plus d’argent ? Et puis quoi encore ? Ils voudraient peut-être qu’on les respecte ? Manquerait plus qu’ils veuillent qu’on les appelle « monsieur ».

Et puis ils en feraient quoi de cet argent ? Iront-ils le dépenser au Skybar, comme tout citoyen responsable ? Offriront-ils à leur grognasse une belle poitrine gonflable ? Achèteront-ils une Hummer à leur aîné et une Mini à leur petite dernière ? Se payeront-ils un voyage à Ibiza pour initier leurs miches au rebond cadencé ?

Non.

Non, parce que les pauvres n’ont aucun gout. Ils sont vulgaires et ignorants. Et ne savent pas apprécier les bonnes choses.

C’est d’ailleurs pour ça qu’ils sont pauvres.

Imaginez un peu : si on leur donnait plus d’argent, ils l’utiliseraient pour manger, pour envoyer leurs chiards à l’école, pour soigner leur vieille grand-mère dont la jambe enfle dangereusement depuis 6 mois.

Quel gâchis. Quel manque de discernement.

À quoi ça leur servirait d’envoyer leurs gosses à l’école ? Un enfant de pauvre sera pauvre lui aussi. De toute façon. Avec ou sans éducation. C’est la nature des choses.

Et puis on ne peut pas les mélanger avec nos bambins à nous. On ne mélange pas les torchons et les foulards Hermès. Vous vous rendez compte : ça ne parle même pas français, les pauvres ! Vous imaginez nos filles fréquentant leurs fils ? L’horreur absolue. Nos filles sont réservées aux enchères du Rotary. Vous avez déjà aperçu un pauvre aux enchères du Rotary, vous ? Par contre si leurs filles sont jolies, on veut bien en acheter une douzaine. On a toujours un fils ou un neveu malchanceux qu’il faudra contenter.

Quant à la grand-mère, pourquoi la soigner ? N’est-elle pas une bouche de plus à nourrir ? Avec leur salaire de pauvres, une bouche de moins, ç’est plus de pain pour les autres. CQFD. Mais évidemment les pauvres ne savent pas ce que veut dire CQFD.

C’est vraiment très cons, les pauvres. Et pas très propres avec ça.

Vous avez déjà été chez un pauvre ? C’est horriblement petit, vous ne trouvez pas ? Et ils sont tellement nombreux là dedans… Sans parler de l’odeur. Ça sent le choux froid jusqu’à dans leurs lits.

Il faut vraiment être un pauvre pour vivre comme ça. Aucune autre bête au monde n’accepterait.

Malgré tout ça, on les accepte. On accepte qu’ils vivent dans nos villes. On ne leur lance pas des pierres. On ne leur crache pas dessus quand les voit passer dans leurs habits ordinaires.

En contrepartie, ils doivent savoir garder une distance respectueuse. Et surtout connaître leur place.

Les pauvres, ça sert à garer nos voitures, à nettoyer nos jardins, à nous apporter nos sushis à domicile, à conduire nos enfants à l’école. Les pauvres ça sert à nous servir. Et accessoirement à voter pour nous quand vient le temps des élections. Généreux et magnanimes, nous leur glisserons un billet de cent dollars, pour qu’ils aillent décemment célébrer notre victoire.

« Les pauvres sont fais pour être très pauvres, et les riches très riches » disait Don Salluste dans « La folie des grandeurs ». En voilà un qui avait tout compris. S’il n’était pas fictif, il aurait fallu en faire notre Premier Ministre. Il aurait fallu en faire notre Roi. Notre Guide Suprême. Notre Grand Gourou. Le Père de notre fière et magnifique Nation.

Amen.


© Claude El Khal, 2011