Alem Dechasa


Alem Dechasa.

Maintenant qu’elle est morte, on connait son nom. C’est toujours ça de pris.

Quand elle était vivante, on la nommait «employée de maison», «domestic worker», «éthiopienne». Elle a surement dû aussi s’entendre appeler «va chercher» ou «ta gueule». Les gens trouvent toujours des sobriquets amusants pour exprimer leur affection.

Alem Dechasa était maltraitée. Elle a fini par se suicider.

Je ne peux m’empêcher de penser que si son tortionnaire se dénommait DSK, elle aurait peut-être été vivante aujourd’hui. Elle aurait eu des avocats en Hugo Boss -il paraît que coincer des célébrités, ils adorent ça les avocats en Hugo Boss. Elle aurait eu des comités de soutien. Une page Facebook. Un compte Twitter. Et même, qui sait, la couverture d’un magazine people.

Mesdames et mesdemoiselles les victimes, avant de vous faire agresser, frapper ou malmener, faites bien attention à ce que ça ne soit pas fait par n’importe qui. Choisissez un bourreau bien connu, bien gras du portefeuille, bien exposé aux devantures des kiosques. Un homme politique par exemple. Ou un footballeur. Ou un rappeur. Ou les trois, si vous êtes en forme.

Ne vous faites pas brutaliser n’importe où non plus. Un pays qui a des lois contre ce genre de choses, et qui les applique, c’est beaucoup mieux, vous en conviendrez, que des contrées où la justice fluctue comme la bourse de Tokyo au lendemain d’un tsunami.

Il faut aussi connaître votre public. Vous ne pouvez donc pas gémir et pleurer n’importe comment. Il faut avoir la réplique qu’il faut, la plainte appropriée, les larmes adéquates.

Si Alem Dechasa ne s’était pas contentée d’un lamento monotone, la foule des badauds aurait peut-être réagi. Si au lieu de ces «non… non… non…» qu’elle répétait inlassablement, elle avait crié : «vive la liberté, à mort Bachar», une bonne moitié de l’assistance serait venue à son secours. Si elle avait hurlé : «vive la Résistance, à bas Israël», la seconde moitié aurait sauté sur l’agresseur, le transformant en méchoui. Je me demande même si un «Tarara-ta-ta Gé-né-ral» ou un «Allah-Lebnen-Hakim-wou-bass» n’auraient pas suffi à la sauver.

Quoi qu’il arrive, quand vous êtes une femme, que vous êtes pauvre, que vous êtes noire, et que vous êtes immigrée, vous serez toujours dans la merde.

À moins de vous suicider ou de passer chez Oprah. Mais pour Oprah, il faut vivre aux États-Unis. Sinon vous l’avez dans l’os.

Bien profond.


© Claude El Khal, 2012