EGOLAND

Au Liban, il y a ceux qui ont changé d’avis et ne veulent plus être Charlie parce qu’ils ont découvert qu’il s’est moqué, ô sacrilège, du petit Jésus. 

Et il y a ceux, hallucinants d’égocentrisme, qui finassent et chipotent ou même refusent d’être Charlie sous prétexte qu’il n’est pas, ô plus grand sacrilège, leur martyr à eux, né puis mort dans l’ombre millénaire des cèdres.

Certains libanais sont en effet curieusement convaincus que ce qui les touche est plus sacré que ce qui touche les autres. Ils adorent faire de la surenchère et sont aussi compétitifs qu’un petit con dans une cour de récréation. Mon père est plus fort que ton père et mes morts sont plus importants que tes morts.

Imaginez des Espagnols dire : je ne suis pas Charlie, je suis Lorca. Ou des Palestiniens clamer qu’ils ne sont pas Charlie, mais Naji el-Ali. Imaginez des Américains dire aux Français : ils sont bien mignons vos Cabu et Wolinski, mais nous on a James Foley. Il a été là bas lui. Il a vraiment souffert lui. Il été enlevé, puis égorgé live devant des centaines de millions d’internautes. Un suspense insoutenable. Une fin horrible. C’est quand même autre que quelques zigotos assis bien au chaud dans une salle de rédaction, quelques balles et hop c’est fini !

Non ? Vous ne pouvez pas imaginer ? Moi non plus. Non pas parce que ces Espagnols, Palestiniens ou Américains n’oseraient pas le dire, mais parce que l’idée ne leur effleurerait même pas l’esprit.

Et que penser de ce « Je suis Beyrouth parce que j’ai souffert plus que Charlie » d’une bêtise déconcertante qui tourne sur les réseaux sociaux ? Oui, le Liban et Beyrouth et Tripoli et Saïda et Sour ont eu leur part, et bien plus que leur part, d’assassinats, d’attentats, de massacres. Hier encore, Tripoli, la grande ville portuaire au nord du Liban a été blessée en son sein par des kamikazes… Mais chaque pays n’a-t-il malheureusement pas aussi sa longue et sanglante liste de meurtrissures, certaines encore béantes ? Chaque peuple n’a-t-il pas aussi ses rivières de larmes ? Chaque ville n’a-t-elle pas aussi ses tragédies ? Et Charlie n’est-il pas devenu le symbole, à travers le monde entier, de notre résistance à tous face à la barbarie ?

Mais on dirait que ces Libanais sont les seuls à vouloir pleurer leurs morts à l’enterrement des autres. Et à s’offusquer si ces autres pleurent plus fort qu’eux. 


© Claude El Khal, 2015