Le Liban perd-t-il le nord ?

D’où vient ce soudain sentiment anti-chrétien qui semble s’être emparé de Tripoli, chef-lieu du Liban-Nord et deuxième ville du pays ?

Durant plusieurs jours, les étudiants de l’Université Libanaise à Tripoli, qu’on croyait pourtant acquis aux principes du 14 Mars et au serment de Gibran Tueni, ont fait la grève parce que leur nouveau directeur était… chrétien.

Curieusement, ces étudiants sont affiliés à des formations politiques qui prônent la coexistence islamo-chrétienne et se prétendent en être les plus fervents défenseurs, mais qui ont discrètement soutenu sinon encouragé cette surprenante protestation sectaire. Ceci a été ressenti comme une trahison par de nombreux partisans chrétiens ou laïcs du 14 Mars, bien que personne n’ait encore réellement élevé la voix pour dénoncer cette dérive dangereuse.

Hier, c’était au tour de Khaled Daher, député islamiste du Akkar, de s’en prendre aux chrétiens. Protestant contre le retrait par les forces de l’ordre des bannières partisanes qui encombrent la place Al-Nour à Tripoli, il a réclamé à grand cris qu’on retire d’abord les effigies des saints dans les régions chrétiennes, notamment l’emblématique statue du Christ-Roi, Yasou3 el Malak, à Zouk Mosbeh. Comme s’il y avait une commune mesure entre un symbole historique chrétien et des bannières partisanes, même si ces dernières arborent des versets coraniques…


Et puis que viennent faire les chrétiens dans cette histoire ? La décision de retirer ces bannières a été prise par le ministre de l’Intérieur, le très sunnite Nohad el Machnouk, faucon du Courant du Futur, dont le groupe parlementaire inclut ce même Khaled Daher. Cette décision courageuse fait suite à un accord intervenu entre le Courant du Futur et le Hezbollah sur le retrait des symboles partisans des villes et des régions libanaises. Et jusqu’à nouvel ordre, ni l’un ni l’autre ne sont des partis chrétiens…

La concomitance de ces deux évènements inattendus serait-elle une simple coïncidence ou la partie désormais visible d’un iceberg sur lequel irait s’écraser un Liban à la dérive ? Nous avons appris depuis longtemps, hélas, que le hasard et les coïncidences n’avaient pas leur place en politique. Et que ce genre de choses n’arrivait jamais par accident.

Le plus étrange est la timide couverture de ces deux évènements par les médias proches du 14 Mars. Leur embarras est compréhensible mais leur silence ne l’est pas. Surtout à l’approche du dixième anniversaire de la Révolution du Cèdre et du désormais mythique 14 Mars 2005, dont le serment de Gebran Tueni est le principe fondateur.

Ce serment, repris par une immense foule de plus d’un million et demi de personnes (près du tiers de la population libanaise) disait : "Nous jurons par Dieu tout puissant, Chrétiens et Musulmans, d'être unis éternellement, pour défendre le Liban."

Que reste-t-il de ce serment aujourd’hui alors que Tripoli, ville quatorze-marsiste par excellence, voit la fine fleur de sa jeune génération, ses étudiants, prendre des positions sectaires, et qu’un député affilié au 14 Mars, faire de la surenchère christianophobe ?

Nous avions malheureusement pris l’habitude des harangues anti-alaouites et anti-chiites qui enflammaient Tripoli. On mettait ça sur le dos de la guerre en Syrie, on disait que c’était la faute à Bachar qui massacre son peuple, au Hezbollah qui combat aux côtés du régime, de la Wilayat el Faqih qui fout le bordel partout, du conflit sunnite-chiite qui ronge toute la région. Mais là, l’excuse c’est quoi ? D’où vient cette soudaine charge injustifiée contre les chrétiens ? Que se mijote-t-il ? Se mijote-t-il seulement quelque chose ? Les jours et les semaines qui viennent nous le diront.

En attendant, il est impérieux de ne pas sombrer dans une paranoïa aussi stérile que contre-productive. Mais il est indispensable d’être prudents et d’observer attentivement les futurs soubresauts sectaires de cette ville maintes fois meurtrie par les attentats et les violences miliciennes, et qui semble être plus que jamais à l’orée d’un chemin qu’il sera très difficile de rebrousser.


© Claude El Khal, 2015