Dieudonné et le réflexe totalitaire d’une Française au Liban

Il y a quelques jours, en déambulant sur internet, un statut posté par une facebook-friend m’a sauté aux yeux et m’a fait bondir.

Commentant une photo de tracts publicitaires annonçant le prochain spectacle de Dieudonné au Liban, elle a écrit : "Trouvé dans une galerie de Gemmayzeh. Je vous l'avoue, j'ai pris tout le paquet et je l'ai mis en lieu sûr : à la poubelle (…) Amis libanais, vous avez des défis à relever, ne vous laissez pas polluer par ce gars. D'ailleurs en France aussi, on aimerait bien s'en débarrasser, c'est bien pour ça qu'il s'exporte."

Cette facebook-friend n’a sans doute pas mesuré la portée symbolique de son acte, qui peut paraître anodin mais qui relève de la censure pure et simple. Elle a vu des tracts annonçant le spectacle de Dieudonné. Elle a pris ces tracts et les a jetés à la poubelle, décidant de facto que les Libanais n’avaient pas le droit de les voir. Elle les a donc privés de la liberté d’être informés de la tenue du spectacle et de la liberté de choisir de s’y rendre ou de ne pas s’y rendre.


Qu’elle n’aime pas Dieudonné, c’est son droit le plus absolu. Mais au nom de quoi s’est-elle autorisée à décider pour les autres? L’ayant contacté, elle s’est dite convaincue d’avoir fait une bonne action. Et que si c’était à refaire, elle n’hésiterait pas une seconde. A l’en croire, et avec elle toute la fine fleur du gouvernement français, Dieudonné est un infâme personnage. Il est l’incarnation du mal. La bête immonde –qui est ironiquement le titre de son spectacle. C’est donc pour le bien des Libanais présent à Gemmayzeh ce jour-là, qu’elle leur a retiré le droit d’être informé puis de choisir d’assister ou non à ce spectacle maléfique.

De plus, cette facebook-friend n’est pas une citoyenne libanaise. C’est donc une invitée au Liban. Faisant fi des règles les plus élémentaires de l’hospitalité, cette citoyenne française a décidé de faire disparaître de l’espace public libanais une publicité destinée principalement aux Libanais. Ce faisant, elle s’est érigée en censeur qui décide de ce que ses hôtes doivent ou ne doivent pas voir.

Même si elle est inconsciente, cette démarche relève d’un néocolonialisme culturel qui n’a rien à envier au colonialisme territorial dans sa relation aux indigènes : la supériorité (je sais mieux que vous ce qui est bien pour vous) et le paternalisme (c’est pour votre bien que je décide pour vous).

Le fondement idéologique du néocolonialisme culturel pourrait se résumer par cette formule : ce que je juge bon pour moi est forcément bon pour vous. Transformant ainsi une opinion librement formée en diktat. Diktat pour des indigènes, fort sympathiques bien sûr mais pas très éveillés, qui ont "des défis à relever" pour savoir ce qui est bon pour eux.

Par ailleurs, les mots ne sont jamais innocents. Ils expriment souvent notre approche au monde et à autrui. Dire d’un humoriste qu’il pollue est effrayant en soi. Tout le monde est en principe d’accord que la pollution est un mal dont il faut se débarrasser pour assainir notre environnement et notre vie. Si cet humoriste pollue, il est donc un mal dont il faut se débarrasser. D’ailleurs, elle l’écrit dans son statut : "en France aussi, on aimerait bien s'en débarrasser". Et de joindre l’acte à la pensée, en jetant les tracs à la poubelle, elle s’est symboliquement débarrassée de ce mal. Pour notre bien évidemment, mais sans nous demander notre avis.

Elle aurait pu profiter de ces tracts pour informer les Libanais se trouvant à Gemmayzé ce jour-là du danger que représente, selon elle, Dieudonné. Elle aurait pu ouvrir un débat, en discuter, argumenter, convaincre peut-être. Mais elle a préféré censurer les tracts en les faisant disparaître de l’espace public.

C’est par ce genre de petits actes quotidiens, souvent anodins, que le totalitarisme s’impose peu à peu dans notre vie. Le totalitarisme n’est pas une idéologie, il est une façon d’être, de penser et d’agir. Il s’accommode de n’importe quelle idéologie, de n’importe quelle croyance, l’érige en vérité absolue et cherche à l’imposer à autrui.

Ce réflexe totalitaire n’est pas l’apanage exclusif des extrémistes ou autres fachos. Chacun d’entre nous, même le plus tolérant, même le plus pacifiste, se trouve souvent, très souvent même, confronté à ce choix cornélien : respecter et accepter l’autre comme il est ou bien chercher à lui imposer nos opinions, conditionnant notre respect et notre consentement au fait qu’il nous ressemble – ou tend à nous ressembler.

L’antitotalitarisme est avant tout une lutte quotidienne contre le petit dictateur qui sommeille en nous et n’hésite pas à pointer sa moustache chaque fois que l’opportunité se présente. Comme elle s’est présentée à cette charmante facebook-friend sous la forme d’un tract publicitaire pour un humoriste qu’elle déteste.


© Claude El Khal, 2015 

© Claude El Khal, 2015 
© Claude El Khal, 2015 
© Claude El Khal, 2015 
© Claude El Khal, 2015

Dieudonnée sera au Casino du Liban les 3 et 4 juin