Réponse au #justiceforjustice de Ziyad Makhoul


J'ai écrit une réponse à l'édito #justiceforjustice de Ziyad Makhoul, rédacteur en chef et éditorialiste à L'Orient-Le Jour, que le quotidien en langue française a publié. En voici le texte.

Cher Ziyad,

Nous n'avons pas été d'accord dans le passé, nous ne le sommes pas aujourd'hui, et j'espère qu'à l'avenir nous aurons plusieurs occasions de ne pas l'être.

La société de débat est comme la liberté d'expression, elle ne s'use que lorsqu'on ne s'en sert pas – comme dirait Le Canard Enchaîné. Alors servons-nous en, à profusion, même si ça doit enquiquiner ceux qui confondent dialogue et monologue, et ne souffrent la contradiction que lorsque ce sont eux qui l'expriment. 

Et puis une société de débat, dans un pays arabe, c'est beau comme la Joconde. On se doit de la chérir.

Dans ton édito #justiceforjustice, tu as écrit, à propos des meurtres d'Yves Nawfal, de Rita Daham Francis et de Georges Rif : "Dans un pays normal, ces assassinats, immondes, n'auraient jamais dépassé le fait divers."

Peut-être as-tu raison pour l'assassinat d'Yves Nawfal, mitraillé à mort par des voyous, et celui de Rita Daham Francis, écrasée par un chauffard dont la plaque d'immatriculation serait connue des services de police, mais qui, étrangement, roule toujours.

Mais sûrement pas pour le meurtre de Georges Rif, tabassé et poignardé en plein jour dans une rue animée de la capitale par un multirécidiviste, garde du corps d'un homme d'affaires influent proche de la majorité parlementaire, alors que la police était aux abonnés absents.

Quand un assassin est en liberté parce que la justice, sous la pression d'un pouvoir politique quelconque, a failli à son devoir, et que cet assassin tue à nouveau, ce n'est plus un fait divers, mais une affaire éminemment politique.

Dans un pays normal, comme tu dis, la première question qui aurait été posée, après l'évidente "que faisait la police ?" aurait été : pourquoi Tarek Yatim, un multirécidiviste notoire, dont l'implication dans plusieurs affaires de meurtre était prouvée, ne se trouvait pas en prison, mais était libre de ses mouvements, libre d'assassiner Georges Rif ? La seconde question aurait été : qui est responsable ?

Il est certes inadmissible que, sans preuves, un individu soit publiquement accusé de complicité de meurtre, et que son nom soit jeté à la vindicte populaire. Mais n'est-il pas aussi inadmissible de se précipiter pour l'exonérer, sans plus de preuves, parce qu'on partage ses idées politiques, comme l'ont fait certains ?

Dans un pays normal, l'(ex-)employeur du meurtrier aurait été convoqué par les enquêteurs. Dans un pays normal, on aurait cherché à déterminer les circonstances précises qui ont mené à la libération, après chaque affaire, de ce voyou. Dans un pays normal, le (ou la) juge qui a commis de telles fautes aurait eu de sérieux ennuis. Dans un pays normal, on aurait exigé de savoir qui a fait pression sur qui.
Dans un pays normal, les amis politiques de l'homme d'affaires qui employait Tarek Yatim auraient été les premiers à réclamer que toute la lumière soit faite sur cette affaire.

Peut-on imaginer une situation similaire en France ou en Grande-Bretagne ? Peut-on imaginer un proche du Parti socialiste ou des Républicains, des Tories ou du Labor, faire pression sur la justice pour libérer un assassin?

Des gouvernements sont tombés pour moins que ça.

D'autre part, dans un pays normal, si la victime militait au sein d'un parti politique, ce dernier aurait assurément fait de cette tragédie un étendard. On peut le regretter, on peut même le dénoncer, mais la récupération politicienne est un mal qui existe dans toutes les démocraties. D'ailleurs, cette récupération n'est-elle pas le fort de toutes les formations politiques libanaises, dont certaines – les mêmes qui s'offusquent aujourd'hui – en sont les spécialistes incontestés.

Dans un pays normal, on n'aurait moins fustigé cette récup, que l'impunité scandaleuse, monstrueuse, inadmissible, dont profitent les puissants de ce pays et leurs nombreux protégés.

Dans un pays normal, des démissions et des mises à pied auraient eu lieu, des foules seraient descendues dans la rue, des personnalités auraient été poursuivies, et personne n'aurait osé nier la responsabilité des uns et des autres, et tenté de détourner l'attention en exagérant les aspects secondaires de cette affaire.

Mais pas au Liban – que j'aurais volontiers appelé république bananière si je ne redoutais le procès en diffamation que pourrait m'intenter l'association internationale de défense de la banane.

En fait, en y réfléchissant bien, dans un pays normal, rien de tout ce que j'ai mentionné n'aurait eu lieu.

Parce que dans un pays normal, Tarek Yatim aurait été derrière les barreaux depuis belle lurette. Et Georges Rif serait, aujourd'hui, encore en vie.

Amicalement,

Claude El Khal