Les affamés, de Madaya à Beyrouth


Aujourd’hui c’est dimanche. C’est le jour où on mange en famille. C’est l’occasion d’avoir une pensée pour celles et ceux qui n’ont rien. Et qui, de Madaya à Beyrouth, ne mangent pas à leur faim.

Le Liban s’est ému des images terribles des affamés de Madaya. Sauf une minorité de crétins qui s’est amusé de leur souffrance. Une minorité dont je ne mentionnerai ni les noms ni les ignobles insanités qu’ils ont partagés sur les réseaux sociaux. Ce serait leur faire trop d’honneur. Certains salauds ne méritent que notre indifférence.

Le Liban s’est ému des images de Madaya. Je dois avouer que j’ai trouvé ça rassurant. La compassion existe encore au pays des cèdres et des ordures. Nous, pourtant si égoïstes, ne sommes pas devenu complètement insensibles aux souffrances des autres. C’est un signe d’espoir, aussi infime soit-il, dans une région où l’humanité ne vaut plus grand-chose.

Mais Madaya est une ville martyre dans un pays ravagé par la guerre, dont les différents protagonistes se disputent le contrôle. Il est dans la logique monstrueuse des guerres que sa population civile souffre et meure. Tant que la guerre en Syrie continuera, nous verrons malheureusement d’autres images, d’autres affamés, d’autres Madaya.

Mais au Liban, il n’y a pas la guerre. Il n’y a plus la guerre. Aucune ville n’est assiégée, aucune population civile n’est volontairement privée de nourriture. Pourtant, il y a près de 300 000 libanais qui ne mangent pas à leur faim – soit sept fois plus que la population de Madaya. Et près d’un million qui peinent, sans toujours y parvenir, à subvenir à leurs besoins les plus élémentaires.

Selon un rapport accablant publié par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) en collaboration avec le ministère des Affaires sociales, la pauvreté au Liban est alarmante. Ce rapport a été publié en 2009. Il y a presque 7 ans. Depuis, de l’aveu de la Banque Mondiale, elle a dramatiquement et dangereusement augmenté.

Pourquoi personne ne s’en émeut ? Pourquoi des manifestions ne sont pas organisées pour dénoncer cette scandaleuse et inacceptable réalité ? Pourquoi personne ne partage dans les médias et sur les réseaux sociaux les photos des affamés du Liban ? Pourquoi les politiques ne font absolument rien pour remédier à leurs souffrances ?

Alors que les solutions ne sont pas si compliquées. Quelques réformes économiques et sociales et la pauvreté au Liban peut être aisément éradiquée. C’est de loin plus simple que de résoudre la crise syrienne, comme on dit poliment dans certains cercles bien élevés. De loin plus facile que de sauver toutes les Madaya de Syrie.

Le Liban n’est pas un pays pauvre. Loin de là. On y trouve des fortunes colossales. Des fortunes qui s’exhibent, qui se dépensent dans des mariages pharaoniques, sur des voitures rutilantes, des fortunes jetées par les fenêtres, que les libanais les plus démunis regardent impuissants partir en fumée.

Curieusement, les mêmes qui aujourd’hui s’horrifient à juste titre du terrible sort Madaya, ne s’indignent jamais de celui, non moins enviable, d’une grande partie de leurs compatriotes.

Serait-ce parce que Madaya leur a offert une occasion rêvée de taper sur le Hezbollah ? Leur indignation serait-elle uniquement guidée par leur idéologie politique ou leur sectarisme religieux ? Et si de pareilles images nous étaient parvenues de villes encerclées et affamées par Nosra, par exemple, auraient-ils regardé de l’autre côté et changé la conversation ? Si c’était le cas, ils ne valent pas mieux que les salauds qui ont moqué son supplice.

Mais si ça ne l’était pas, si le sort des affamés de Syrie les touchait vraiment, alors ils pourraient avoir une pensée pour ceux du Liban. Et, entre le plat principal et le dessert, en parler, en débattre. Et, pourquoi pas, réfléchir ensemble à des moyens de dénoncer cette inadmissible injustice. Puisque c’est dimanche et qu’on mange en famille.


© Claude El Khal, 2016