Mes Auvergnats


"Elle est à toi cette chanson / Toi l’Auvergnat qui sans façons / M’a donné quelques bouts de pain / Quand dans ma vie il faisait faim..."

Des gens, on en rencontre de toutes sortes dans une vie.

Des cons, des moins cons, des formidables, des moins formidables, des calmes, des énervés, des généreux, des radins, des sages, des agités, des légumes, des veaux, des lions, des étoiles, des trous noirs.

Certains passent quelques instants sans s’arrêter, d’autres restent un peu, le temps d’un café ou d’une année de lycée. Le temps de quelques virées adolescentes et de beuveries inconséquentes. Le temps des premiers pas dans le monde balisé des adultes et des cartes de visite. Le temps d’une aventure et d’un amour fugace. Et parfois, rarement, trop rarement, le temps d’une vie.


Tous ces gens, on les classe dans différentes catégories : amis, copains, connaissances, collègues, camarades, complices, amants, maîtresses ou facebook friends.

Mais aujourd’hui, j’ai envie de vous parler d’une autre catégorie. Une plus personnelle. Plus intime. J’ai envie de vous parler de ces gens qui, souvent sans le savoir, gravent en nous un sillon indélébile : les Auvergnats.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ces Auvergnats ne sont pas les charmants habitants du centre de la France, souvent injustement représentés comme des gens frustes, qui roulent les « r », dansent la bourrée, fabriquent du St-Nectaire et votent François Hollande. Non, ces Auvergnats viennent de partout. De toutes les villes, de tous les pays, de tous les continents.

Les miens venaient de Chine.

Adolescent, j’allais à l’école rue de Jouy – des choses comme ça ne s’inventent pas ! – La rue de Jouy est une jolie petite rue qui serpente dans le 4ème arrondissement de Paris, pas loin du métro St-Paul.

Au milieu de la rue de Jouy trône un lycée. Sophie Germain. En face du lycée, un petit restaurant qui faisait aussi café et salon de thé. La Petite Chine.

Petite Chine, que nous avions joyeusement envahi. Où nous passions des journées entières à rire, fumer et refaire un peu le monde.

À cette époque-là, je faisais l’acteur et, comme dans la chanson, j’habitais chez une copine.

C’était vers le milieu des années 80. La France était mitterrandienne, la radio s’appelait Nova, et les fêtes se donnaient au Globo, à la Chapelle des Lombards et à la Cigale, les dimanches après-midi.

Dans mes poches, l’argent était rare, pour ne pas dire totalement absent. Acteur, quand on commence, ça ne paye même pas des clopinettes. Mais je m’en foutais. Je vivais dans l’espoir fou de brûler un jour les planches sous les vivats d’un public amoureux. De crever l’écran face à une Kapriski aux seins nus. Et, consécration suprême, de passer chez Michel Drucker.

C’est bien beau les rêves, mais ça ne remplit pas un ventre. En attendant Drucker, il fallait que je mange. Et manger, ça coûte cher. Surtout quand on n’a pas de fric.

À la Petite Chine, ils avaient vu ça, ils avaient compris ça. Un jour, ils m’ont discrètement dit que j’étais leur invité, et qu’un plat chaud m’y attendrait tous les jours.

Elle était française, il était chinois. Ils avaient cette élégance simple qu’on appelle la grâce.

Pendant des mois, ils m’ont nourri. Sans rien demander en échange. Pas même une vague promesse de me souvenir d’eux, si un jour je devenais riche et célèbre. Quand je les remerciais, ils répondaient simplement en souriant timidement, presque gênés : "C’est normal."

Chaque jour, j’avais droit à un plat différent. Un foisonnement de saveurs extraordinaires qui dansaient sous mes dents. Un feu de sensations qui festoyait dans mes entrailles. Et le plus délicieux, le plus indispensable de tous les mets : leur magnifique générosité.

La Petite Chine, c’était mon Auvergne à moi, ma maison, mon havre. Et vous, vous qui avez été là, qui avez souri, qui avez partagé sans compter, vous êtes le feu où je puise ma force quand la vie a de la fièvre. Qui me donne encore espoir en cette humanité qui s’enlaidit un peu plus chaque jour. Qui me dit que ce n’est pas entièrement foutu, même après avoir côtoyé de près la bassesse, l’hypocrisie, l’égoïsme et toutes ces choses qui font que le monde ressemble à un journal de 20h.

Vous êtes en moi, et le resterez toujours.

Mes Auvergnats.



© Claude El Khal

Une première version de ce texte a été publiée en 2012