Il faut bien appartenir à quelque chose


"Il faut bien appartenir à quelque chose." C’est la chose la plus censée, la plus vraie, la plus triste aussi, qu’on m’ait dite depuis longtemps. Qu’importe l’occasion, le cadre, le décor où cette phrase a été prononcée, il y a quelque chose d’universel dans ces mots-là. Quelque chose de profondément, fondamentalement humain.

L’amie a lâché ça comme ça, innocemment, au détour d’une conversation, en réponse à une banalité. De ces banalités qui forment l’épine dorsale de tout échange social qui se respecte. Il y avait une lassitude dans sa voix. Comme quand on énonce une évidence. "Il faut bien appartenir à quelque chose". Tout est là, tout se résume à ça, l’alpha et l’oméga de notre vie : appartenir.

Appartenir nous définit. À tous les points de vue. Dès notre conception, nous appartenons. Fœtus, nous sommes déjà catégorisés, étiquetés : nous sommes la progéniture d’un tel et d’une telle, nous sommes de tel ou tel sexe, de telle ou telle race. Puis on naît, on grandit, on vieillit. Nos appartenances vont s’accumuler avec les années : famille, religion, communauté, ethnie, nationalité, profession, tranche d’âge, catégorie sociale, groupe politique.

Appartenir nous est vital. Sans quoi nous serions perdus, déboussolés, le GPS en panne, sans guide et sans repères. Curieux phénomène, où l’homme moderne, animal asocial (n’en déplaise au vieil Aristote), égoïste et narcissique, doit se mettre en troupeau pour trouver ses marques et se sentir exister.

Les Libanais sont la parfaite illustration de cette contradiction. Ce sont des individualistes dont seul l’égo dirige les motivations. Qui ne voient pas les autres. Qui agissent comme s’ils étaient seuls au monde. Comme si leur intérêt personnel était au-dessus de toutes considérations.

Il faut les voir foncer sur les routes, à contre-sens, quitte à provoquer des accidents et mettre en danger la vie d’autrui. Il faut les voir se garer au milieu de la rue, et tant pis s’ils bloquent la circulation, du moment que ça les arrange. Il faut les voir construire à bras le corps, n’importe quoi, n’importe où, même si au passage ils vont défigurer leur ville ou leur environnement. Il faut les voir faire leurs petites affaires, leur petit business, trop souvent au détriment de l’intérêt public.

Les Libanais ont cette particularité d’être les exemples extrêmes du reste de l’espèce. Leurs femmes sont la caricature des femmes et leurs hommes, la caricature des cons.

Pourtant, pour se sentir exister, le Libanais a choisi les autres pour miroir. Ces autres qu’il ignore et méprise, mais qui vont lui renvoyer une image qui forgera son identité. Jamais (ou presque) le Libanais ne descendra dans la rue pour défendre ses droits les plus fondamentaux. Pourtant dès que son groupe politique, forcément sectaire, se met en mouvement, on le voit qui agite des drapeaux, piétine le pavé, s’énerve, revendique, réclame, fait du zèle. Il ne le fait guère par conviction idéologique, mais pour l’image que ses actions vont donner de lui.

Il en va de même pour ses habits, ses voitures, ses cigares, et même ses conjoints. Il ne choisit pas une femme pour qui elle est, mais, pour ce qu’elle pourrait représenter, exhibée à son bras. Les femmes ne choisissent pas leurs hommes pour leurs qualités humaines, mais pour la position sociale qu’ils incarnent. Leurs salons ne sont pas meublés pour leur confort personnel, mais pour les yeux des autres. Leurs dîners ne sont pas copieux parce qu’ils aiment ripailler, mais pour qu’on raconte à quel point "leur table est généreuse".

Ce complexe du miroir, dont nous sommes tous atteints, d’une façon ou d’une autre, à différents degrés, est la quintessence de notre humanité. Même notre sexualité, ce temple le plus intime, ce mystère le plus sacré, est exposée au regard des autres pour les aider à mieux nous définir. C’est ainsi que nous arrivons à nous définir nous-mêmes, et à trouver notre place.

Notre "place", quelle abomination. "Vous, asseyez-vous là, et n’en bougez plus jusqu’à votre mort !" Nous devenons le maillon d’une grande chaîne. Un parmi tant d’autres. Plus question d’en sortir. La grande chaîne pourrait en pâtir. Ne plus fonctionner. La société entière, l’ordre même des nations pourrait s’effondrer. "Chacun à sa place et les cochons seront bien gardés", dit l’adage. Sinon c'est le désordre, l’anarchie, le bordel généralisé, et sait-on jamais, la fin du monde.

Si nous voulons un jour être libres, réellement libres – pas de cette liberté factice qu’on nous sert comme les miettes d’un repas auquel nous ne sommes pas invités – si nous voulons être libres, nous devons sortir du cycle des appartenances, comme diraient les Bouddhistes. Et briser ce satané miroir. Pour enfin nous définir nous-mêmes, laissant aux autres le choix d’y habituer leur regard ou de détourner les yeux.

C’est le plus difficile des combats, et sans doute la seule révolution qui mérite véritablement son nom.


© Claude El Khal