Ils ont pissé sur Samir et sur une certaine idée du Liban


Il y a quelques jours, j’ai assisté à un petit incident, apparemment banal, qui m’a pourtant profondément bouleversé. Des adolescents ont pissé sur le mémorial de Samir Kassir et se sont enfuis en ricanant.

L’autre soir, vers 9h, je suis allé boire un verre avec des amis. Ashrafieh est vide les dimanche, et le soir, souvent, il n’y a pas âme qui vive. Le bar où on devait se retrouver n’était pas très loin. J’y suis donc allé à pied.

En montant la rue Zahrat el-Ihsan, silencieuse et déserte, j’ai aperçu, quelques mètres plus haut, un groupe d’adolescents en short et en baskets attroupé autour du petit mémorial en mémoire de Samir Kassir, assassiné il y a déjà plus de dix ans.

L’un d’eux pissait, alors que ses copains, hilares, attendaient qu’il finisse sa besogne. De là où je me trouvais, je ne pouvais pas voir s’il urinait sur le mémorial lui-même ou sur la voiture collée au trottoir, au pied de l’olivier.

Ils m’ont vu arriver et ont crié "yalla, yalla". Le pisseur s’est rapidement rajusté et le petit groupe a décampé en ricanant.

J’ai pensé un instant les apostropher, puis je me suis dit à quoi bon ? Mais qu’est-ce que j’allais faire, les sermonner, leur casser la gueule, quoi ? Je bouillonnais, mais j’ai décidé de garder mon calme et de rejoindre mes amis.

Toute la soirée, j’ai été mal à l’aise, bien que j’ai tout fait pour le cacher. Les nombreux verres de vin n’ont pas réussi à m’apaiser.

Cette nuit-là, je ne suis pas arrivé à dormir. La nuit d’après non plus. L’image du petit salaud qui pisse sur le mémorial de Samir alors que ses copains riaient, me hantait. J’en étais malade. Pourtant je me répétais : c’est des petits cons, ils ne savaient pas ce qu’il faisaient, tu t’en fous, oublie. Ou bien : ça pète de partout, il y a des morts partout, des connards qui pissent c’est rien du tout.

Mais ça ne marchait pas.

J’ai essayé d’écrire. Mais ça ne marchait pas mieux. Quand on écrit, il y a des choses qui sortent, parfois sans qu’on le veuille. Des sentiments s’expriment et prennent forme. Les miens se traduisaient par des mots terribles, implacables, et somme toute inutiles.

Je me suis donc demandé pourquoi ce petit incident, finalement très banal, m’a autant affecté et si profondément bouleversé. Et c’est là que j’ai compris.

J’ai compris que ces petits cons n'ont pas uniquement pissé sur le mémorial de Samir Kassir, mais sur celui d’une certaine idée du Liban. Une idée qu’on a tant aimé, pour laquelle on s’est tellement battu, mais qui est aujourd’hui malheureusement morte et enterrée. Et sur laquelle tout le monde, peuple et politiciens, pisse aujourd'hui allègrement.

J’ai compris que j’avais besoin d’accepter cette triste réalité, de faire mon deuil et de passer à autre chose.


© Claude El Khal, 2016