Le général Aoun est-il encore aouniste ?


Après plus de deux ans et demi de vide présidentiel, un consensus semble se dessiner autour de la candidature du général Michel Aoun. Malgré les réticences de certains apparatchiks, ses chances d’être élu à la tête de l’Etat sont plus importantes que jamais. Il est donc essentiel aujourd’hui de se demander si le général Aoun défend encore les idées et les principes qui l’ont rendu si populaire ou bien les a-t-il bradés pour accéder à la magistrature suprême ?

Avant 1989, peu de gens connaissaient Michel Aoun. Militaire de carrière issu d’une famille modeste du quartier de Haret Hreik dans la banlieue sud de Beyrouth, son tempérament fougueux et ses idées révolutionnaires lui valurent quelques ennuis avec ses supérieurs, mais le rapprochèrent, après le déclenchement de la guerre du Liban, de Bachir Gemayel – selon le livre du journaliste Sarkis Naoum : "Michel Aoun, rêve ou illusion ?"

Aux premières années de la guerre, Aoun s’illustra notamment lors de la bataille de Tell el Zaatar qu’il dirigea et gagna. Il aida ensuite Bachir Gemayel à accéder à la présidence de la République, puis fut promu commandant en chef de l’armée libanaise par Amine Gemayel, élu président après l’assassinat de son frère Bachir.

En 1988, il fut nommé premier ministre d’un gouvernement de transition par le même Amine Gemayel, qui n’avait pas réussi à imposer sa réélection à la tête d’un état exsangue et presque inexistant.

Un an plus tard, Aoun devint célèbre au lendemain de l’affrontement entre l’armée libanaise et la milice chrétienne des Forces Libanaises. Lors d’une conférence de presse tonitruante, il dénonça les milices mafieuses qui tenaient le Liban sous coupe réglée et annonça sa volonté de restaurer l’Etat libanais et ses institutions.

Le 14 Mars 1989, il déclara la guerre de libération contre l’occupation syrienne et devint un héros national. Ce jour-là, Michel Aoun est devenu le général. Bien qu’il ne contrôlât qu’une petite partie du territoire libanais, son appel à la libération du Liban de l’occupation étrangère trouva écho aux quatre coins du pays, dans toutes les différentes composantes du tissu social et communautaire libanais.

Pour empêcher un soulèvement multi-confessionnel contre sa présence au Liban, le régime syrien fit assassiner le mufti de la République, Hassan Khaled, et sous-traita ses batailles aux milices libanaises qui lui étaient inféodées, notamment le PSP de Walid Joumblatt et le mouvement Amal de Nabih Berry.

Après un cessez-le-feu imposé par la communauté internationale, le palais présidentiel de Baadba où résidait le général devint le théâtre d’un sit-in populaire sans précédent dans l’histoire du pays. On y rêvait le Liban de demain : libre, souverain, laïc et démocratique. On y prophétisait la fin du clientélisme, de la corruption et du népotisme. On y imaginait une société plus juste, basée sur l’excellence et le mérite.

Vinrent ensuite la guerre dévastatrice avec les Forces Libanaises de Samir Geagea et le 13 octobre de sinistre mémoire, où l’armée libanaise fut défaite par l’invasion des dernières régions libres du Liban par les forces syriennes.

Après quinze ans d’exil forcé, le général Aoun est rentré au Liban au lendemain du soulèvement populaire de Février – Mars 2005 et du retrait de l'armée syrienne. Il fut accueilli en héros par des dizaines de milliers de manifestants.

Il se disait porteur d’une nouvelle façon de gérer la chose publique. Une volonté sans faille d’en finir avec le régime clanique. Une vision précise et éthique de changement et de réforme du système. L’espoir était immense. Le raz-de-marée électoral qui a suivi son retour l’a clairement démontré.

Mais voilà, onze ans après, quel bilan pour Michel Aoun ?

A-t-il créé un parti réellement démocratique ? Un mouvement basé sur le mérite et la mise en avant d’une jeune génération, issue du peuple, intègre et compétente ?

Députés et ministres "aounistes" sont encore à l’image de ce vieux Liban qui n’en finit pas d’agoniser : des fils de, neveux de, gendres de, des grands patrons, des notables, et toute une ribambelle de proches et de clients. Tous soumis au culte du chef suprême, du leader maximo, demi-dieu parmi les hommes.

Quand au Courant patriotique libre (CPL) – communément appelé Tayyar – sa présidence a été dévolue à son gendre et héritier politique, Gebran Bassil, après l’annulation pure et simple d’une élection pourtant promise depuis des années. Ce même Gebran Bassil qui a écarté nombre de cadres, militants de la première heure, parce qu'ils étaient en désaccord avec lui, et déclaré qu’il ne tolérerait aucune opposition au sein du parti.

Le général a-t-il enrichi le débat politique, y apportant un programme réfléchi et clair, détaillant les moyens de réformer réellement la société ?

Pour tout programme, on n’entend que des slogans populistes, maintes fois rabâchés. Pour toute éthique, on ne voit qu’une série de renoncements sans fin aux principes autrefois martelés comme inébranlables. Et pour toutes réformes, des mesures çà et là, histoire de colmater un peu les brèches, espérant ainsi rafler la mise aux prochaines élections.

Mais rien sur des sujets fondamentaux comme l’éducation, l’économie, l’environnement, la justice sociale, les droits des femmes, la sécurité sociale pour tous, et surtout, rien sur le financement urgent et vital de l’armée libanaise, dernier pilier de l’unité du Liban.

A-t-il créé une chaîne de télévision dont l’excellence est la pierre angulaire ? Une plateforme pour la foisonnante créativité libanaise, un fer de lance de la riche et bouillonnante culture du pays des cèdres, un forum de débat où les idées novatrices viennent jeter les bases d’un Liban nouveau ?

OTV est un modèle de médiocrité, où le nivellement par le bas est la règle d’or. Où aucune vulgarité n’est épargnée. Où certaines émissions semblent vouloir à tout prix prouver que l’homme n’est pas encore complètement descendu du singe.

Quel amer constat d’échec pour un courant qui se voulait un néogaullisme, mais qui s’est révélé n’être qu’un autre populisme, au discours sectaire éculé.

Il faut se rendre à l’évidence, Michel Aoun ne semble plus être aouniste depuis longtemps. Sa prestation télévisée d’il y a quelques jours l’a encore une fois montré. Il a parlé de tout sauf des véritables problèmes des Libanais – le fameux Cha3b Louban el-3azim si facilement passé à la trappe : la crise des poubelles, la hausse effrayante du chômage, la pauvreté galopante, la crise économique sans précédent ou la détérioration presque irréversible de l’environnement.

Finalement, son discours était centré autour du fait qu'il est maintenant le meilleur ami de tout l'establishment politique – qu'il a combattu pendant si longtemps et qui est responsable de l'état effroyable du pays – et que tout l'establishment devrait, comme un seul homme, l'élire président de la République.

Quant à nous, les cocus de la résistance civile des années 89-90 puis du 14 Mars 2005, ceux qui l’avaient tant aimé la révolution, il ne nous restera plus que les yeux pour pleurer.


© Claude El Khal, 2016