Le nouveau président et la liberté d’expression


A l’heure où certains crient leur peur pour la liberté d’expression maintenant que Michel Aoun est président, j’aimerais partager avec vous mon expérience personnelle. Cette dernière n’est certes pas une analyse exhaustive, mais elle peut apporter un éclairage sur le rapport du nouveau chef de l’Etat à la liberté d’expression.

Dès ma première rencontre avec le général Aoun, déjà homme providentiel pour une importante partie des Libanais suite à la guerre de libération contre l’occupation syrienne qu’il avait déclarée quelques mois plus tôt, je n’ai pas caché mon antimilitarisme et mon aversion viscérale pour tout culte de la personnalité. C’est dans son bureau du palais présidentiel de Baabda, entouré de ses officiers et de ses soldats, alors qu’il avait un pouvoir quasi absolu, que j’ai librement exprimé ces opinions.

Depuis, je n’ai manqué aucune occasion d’affirmer publiquement mon désaccord avec le bouillonnant Premier ministre et chef de l’armée. Quand, par exemple, il appelait les Libanais à rejoindre les casernes, je disais mon opposition à toute solution armée, forcément perdante, et œuvrais pour un sit-in pacifique.

Dans l’hebdomadaire L’Eveil – hebdomadaire d’information pourtant lié au très aouniste BCCN – nous publiions souvent des caricatures peu flatteuses qui le représentaient en petit gros en treillis. Durant les réunions que nous avions de temps en temps dans le bunker présidentiel, nous n’hésitions pas à lui poser les questions qui fâchent et même à insister lourdement.

L’homme pouvait être colérique et s’emporter. Mais il n’a jamais cherché à limiter notre liberté d’expression.

Je rappelle que nous étions en pleine guerre et que la liberté que nous connaissons aujourd’hui n’existait dans aucune région du pays contrôlée par des forces d’occupation étrangères et des milices totalitaires. Mais dans celles sous le contrôle de l’armée libanaise et du gouvernement de transition dirigé par Aoun, régnait une relative liberté politique.

Dans cette région, cohabitaient des partis politiques ennemis – Kataeb et Awmiyé. L’un et l’autre pouvaient s’exprimer et mener ses activités partisanes librement. L’Eveil avait d’ailleurs offert une tribune aux deux, sans qu’aucune pression ne soit exercée sur la rédaction du journal, en faveur ou en défaveur de l’un ou de l’autre.

Quelques semaines avant le 13 octobre 1990, nous devions organiser de grandes manifestations sur toutes les lignes de démarcation, pour aller à la rencontre des Libanais qui vivaient "de l’autre côté" et démontrer que nous étions un seul peuple, et que les divisions entre nos différentes composantes étaient artificielles. 

Je fus chargé de préparer une campagne télé à cet effet.

A l’époque, mon discours révolutionnaire d’ancien marxiste ne passait pas auprès de tout le monde. On m’avait fermement rappelé que les mots d’ordre étaient "Union" et "Indépendance", et rien d’autre. Mais c’était mal me connaître. Mes camarades et moi avons fabriqué en un temps record, puis diffusé sans prendre l’autorisation de personne, des petits films appelant à la révolution.

L’invasion syrienne de la dernière région libanaise encore souveraine a mis fin à nos rêves révolutionnaires et à cette liberté dont nous jouissions.

Après le retour du général Aoun en 2005, et le retrait des forces d’occupation syriennes, les sujets de divergence n’ont pas manqué. Ils ont parfois été exprimés à travers des proches, et parfois face à face, comme lors d’une réunion orageuse avec des "vétérans" mécontents, dont je faisais partie. A plusieurs reprises le ton est monté, des vérités ont été dites et écoutées, mais malheureusement pas entendues.

Avec le développement des réseaux sociaux, j’ai enfin eu les moyens de diffuser plus largement ma désapprobation des choix aounistes. Et je ne me suis pas gêné ! Malgré avoir été traité de traître par quelques zélés, le dialogue avec les proches du général ne s’est jamais interrompu.

Même lors du mouvement populaire de l’année dernière, puis après la non-élection de Gebran Bassil à la tête du CPL, où les disputes ont atteint leur paroxysme, personne, jamais, n’a fait pression sur moi, de façon ou d’une autre, pour me faire taire.

Bien au contraire, même si les échanges étaient houleux, chacun respectait l’opinion de l’autre.

Si effectivement Michel Aoun est tenté de museler la liberté d’expression – ce qui semble, selon mon expérience, fort improbable – je serai l’une de ses premières victimes. Parce que je compte être aussi contestataire et turbulent que durant les années 1989-90, et aussi critique et énervant que je ne l’aie été depuis son retour d’exil.


© Claude El Khal, 2016