Pourquoi je suis monté à Baabda


Hier, je suis monté à Baabda et participé à la manifestation organisée au palais présidentiel pour célébrer l’élection du général Aoun à la présidence de la République.

Je sais que ma démarche a suscité certaines interrogations – "alors, finalement, tu es aouniste ou tu n’es pas aouniste ?", question à laquelle j’ai déjà répondu et sur laquelle je ne reviendrai pas – et même la désapprobation sévère de plusieurs amis.

Je l’ai fait pour des raisons politiques, dont je parlerai bientôt dans une chronique réservée à cet effet, mais aussi et surtout pour des raisons personnelles.

La dernière fois que j’ai mis les pieds au palais présidentiel de Baabda c’était le 12 octobre 1990 au soir, après une journée longue et difficile – tentative d’assassinat du général Aoun et reprise des bombardements sur les régions qu’il contrôlait. Le lendemain matin, l’invasion syrienne a commencé. J’ai vu les avions bombarder le palais, puis, après que la reddition a été annoncée, les chars et les soldats syriens entrer à Baabda.

Ce jour-là, ce 13 octobre maudit, a été pour moi un point de rupture. Sans doute le plus profond qu’il m’ait été de vivre.

Cette rupture fut d’une violence inouïe, à coups de bombes, de missiles, de roquettes et de barils d’explosifs, suivis par le massacre de brigades entières de l’armée libanaise et de trop nombreux civils. Je ne sais pas si, quand on n’a pas vécu ce genre de choses, on peut comprendre la terreur et l’humiliation profonde que nombre de Libanais ont ressenties ce samedi matin d’automne.

Après le désespoir et l’abattement, une peur sourde s’était installée. Allait-on venir nous arrêter, pour nous envoyer dans une geôle syrienne d’où nous ne reviendrons jamais, ou pour simplement nous exécuter après nous avoir torturés ? Rien de tout ça n’arriva – grâce à Dieu, comme dirait ma mère – mais s’imprima, se tatoua, dans mon corps et dans mon âme.

Depuis, chaque 13 octobre, je me réveille à l’heure où l’invasion a commencé et revis, silencieusement, tout ce que j’ai vécu ce jour-là. Chaque année, j’essaye de faire bonne figure et ne pas montrer cette blessure béante qui se remet à saigner. Même si j’ai déjà écrit à propos du 13 octobre, j’ai toujours préféré ne pas rentrer dans ces détails intimes qui ne regardent que moi.

Mais, en ce matin du 6 novembre, j’espérais que tout pouvait changer. J’avais l’opportunité inespérée de "remonter à Baabda" – comme on disait alors – et de fouler à nouveau le sol qu’on avait dérobé de la manière la plus barbare et où je ne pensais plus jamais pouvoir remettre les pieds. J’allais pouvoir conjurer mes démons, et peut-être même tourner cette page noire de ma vie.

En marchant sur la longue route qui mène au palais aux côtés de dizaines de Libanais, hommes et femmes, jeunes et vieux, chrétiens et musulmans, je n’ai pu m’empêcher de revoir des images des années 89-90. De revoir ce peuple formidable, irréductible, uniquement armé de ses rêves, de son courage et d’un drapeau libanais, gravir cette route pour dire non au monde entier. L’émotion était grande, mais encore contenue.

Après avoir passé l’entrée du palais – redevenu pour l’occasion la "Maison du peuple" – alors que je découvrais la marée humaine et l’océan de drapeaux rouge-blanc-vert qui se pressaient dans la cour extérieure et la route qui y conduisait, j’ai dû m’arrêter quelques instants, non pour reprendre mon souffle, mais parce que l’émotion, grandissante, m’empêchait d’avancer.

J’ai pris mon courage à deux mains et j’ai fendu la foule, essayant de m’approcher du lieu où j’avais si souvent dormi, rêvé, chanté, dansé et refait le monde. Soudain, parmi les anonymes, un visage familier, un visage de ces années-là. Nous nous sommes regardés, reconnus, puis tombés dans les bras l’un de l’autre. Et là, oui, mes larmes ont coulé.

J’ai ensuite retrouvé plusieurs de mes camardes d’alors. Nous avons évoqué, comme des potaches, les souvenirs heureux du printemps de Baabda. Puis partagé nos espoirs et nos peurs pour l’avenir. Avant de nous quitter, nous promettant de nous revoir et peut-être, qui sait, de refaire un bout de chemin ensemble.

De retour à la maison, j’ai essayé d’écrire, mais je n’y suis pas arrivé. C’était encore trop tôt. Quelque chose de profond avait changé en moi, mais je ne savais pas encore quoi. Même les ricanements imbéciles et haineux de certains sur les réseaux sociaux ou ailleurs n’ont pas réussi à gâcher le sentiment que je venais de vivre un évènement personnel majeur.

Mais aujourd’hui, au réveil, j’ai compris que ma guerre était enfin terminée.


© Claude El Khal, 2016