Le Liban d'avant, une image d'Épinal aux couleurs mensongères


On n’arrête pas de nous les casser avec le Liban d’avant. On n’arrête pas de nous répéter qu’il était mieux, qu’il était beau, qu’il sentait bon le zaatar chaud. Une sorte d’Eden idyllique aux parfums de jasmin. Un havre de douceur qui vivait, indolent, au rythme des vagues qui caressaient langoureusement son littoral.

On nous raconte que dans le Liban d’avant, personne n’était pauvre, personne ne pensait en chrétien ou en musulman, en chiite ou en sunnite, personne ne volait, personne ne mentait, tout le monde était heureux, tout le monde était parfait, grand, blond, musclé, racé. Ne cherchez plus l’Atlantide, c’était le Liban d’avant !

Mais au Liban, on a la mémoire courte, très courte. Et on se laisse facilement, trop facilement, plonger dans une nostalgie d’Épinal aux couleurs mensongères. On se laisse facilement, trop facilement, envahir par le déni de la réalité, tant celle du présent que celle du passé.

Et si on soulevait ce voile nostalgique qui nous aveugle et on se souvenait un peu de certaines réalités de ce Liban d’avant qu’il nous faut tant regretter, la larme à l’œil et le menton frémissant.

Dans le Liban d’avant, on faisait travailler les enfants. Tous les commerces ou presque avaient leur sabé, leur walad, un garçon à tout faire, un presque esclave, qui n'avait pas encore atteint l’âge ingrat de l’adolescence.

Dans le Liban d’avant, on employait des petites filles syriennes comme nounou et comme domestique. Ces petites filles étaient souvent louées par leur famille à des couples bourgeois libanais, jusqu’à l’âge où elles devaient se marier, c’est à dire, au meilleur des cas, jusqu'à treize-quatorze ans.

Dans le Liban d’avant, seule une minorité de Libanais accédait à l’éducation primaire et secondaire. Dans le Liban d’avant, quand des villageois demandaient au za3im local de construire une école pour leur enfants, ils s’entendaient répondre : "Mais pourquoi faire ? J’éduque mon fils pour vous". Un fiston pour qui la za3amé de papa était un héritage de droit divin.

Dans le Liban d’avant, une encore plus infime minorité vivait dans de belles maisons beyrouthines, entourées de jardins, ou dans des appartements vastes et cossus d'où fusaient les rires des fils et des filles de bonne famille. Dans le Liban d’avant, les grandes villes étaient entourés de ceintures de favelas, des poverty belts. Pour survivre, beaucoup de Libanais n’avaient d’autre choix que d’être les obligés et les serviteurs de ces bonnes familles et de leurs morveux.

Dans le Liban d’avant, les grands hommes que nous glorifions aujourd’hui nous ont donné deux guerres civiles et trois occupations étrangères. C’est bien ce Liban d’avant qui nous a mené là où nous sommes aujourd’hui. Et ceux qui le dirigent encore, autant économiquement que politiquement, sont à quelques exceptions près les fils, les neveux, les cousins, les petits-fils, les petits-neveux ou les petits-cousins de ceux qui le dirigeaient hier.

Une chose est sure, si on n'arrête pas d’idéaliser le Liban d’avant et de pleurer un passé qui n’a jamais vraiment existé, je ne vois pas comment on va pouvoir résoudre les problèmes du Liban d’aujourd’hui, et encore moins préparer celui de demain.


© Claude El Khal, 2016