L'immeuble à Ashrafieh où ont vécu mes grands-parents s’est partiellement effondré


L’immeuble à Ashrafieh où ont vécu mes grands-parents, où ont grandi ma mère, mes deux tantes et mon oncle, et où sont nés plusieurs de mes cousins, s’est partiellement effondré aujourd’hui.

La bâtisse est belle. Deux étages, divisés en quatre grands appartements, un toit de tuiles rouges et tout le charme de l'Orient. Elle ressemble au Beyrouth d’avant, cette bâtisse. D’avant les tours hideuses et hors de prix. D’avant les chantiers qui poussent sur chaque mètre carré. Elle ressemble à Ashrafieh quand il faisait bon s’y promener. Quand les rues sentaient encore le jasmin.


J’ai de beaux souvenirs dans cet immeuble. Des souvenirs de glace à la fraise et au citron de chez Saab et de chez Ward. De mes premiers jeux dans le petit jardin public d’en face, à quelques mètres de l’église Saint Nicolas. Des jours heureux et innocents.

C’est un bout de mon enfance qui s’est effondré aujourd’hui. C’est vrai que l’appartement où j’ai tant fait de bêtises, cette grande maison pleine de tableaux où trônait le portrait sévère d’un grand-père que je n’ai pas connu, est encore debout, mais jusqu’à quand ? Le trou béant est comme la gueule ouverte d’un monstre qui ne tardera pas à dévorer tout ce qui reste.


J’ai bien peur que cette magnifique bâtisse, symbole d’un temps révolu, ne soit bientôt entièrement détruite. Pourquoi ? Parce que l’héritage au Liban, on s’en fout. Pas l’héritage en dollars évidemment, celui-là est sacré. Mais l’héritage culturel, le passé, l’histoire, tout ça s’efface lentement pour faire place à un présent hideux, puant, corrompu et suffocant.

Parce que le terrain, même vague, a une plus grande valeur marchande que la magnifique bâtisse qui s’y trouve. Parce que le dieu argent, ce dieu cruel et impitoyable, a dicté sa loi imbécile.

Dans le Beyrouth d’aujourd’hui, la beauté n’a plus sa place. Les ordures ont tout dévoré. Pas uniquement les ordures ménagères qu’on jette sans réfléchir et qui s’amoncellent de temps à autre un peu partout dans nos rues. Mais les ordures pour qui le Liban est une catin qu’on peut vendre et acheter, qu’on peut se passer de main en main, et faire un peu de profit en passant.

Mes grands parents sont partis depuis longtemps, mon oncle les a rejoints il y a plusieurs années, mes cousins ont quitté cette maison pour construire leur vie ailleurs. Peut-être qu’une autre famille y vit aujourd’hui, et y a forgé des souvenirs, je ne sais pas.

Mais je sais que je ne pourrais plus jamais passer devant sans avoir la furieuse envie de redonner à ma ville, à mon pays, l’honneur qu’on leur a dérobé.


© Claude El Khal, 2017