Quoi, tu ne sais pas écrire en arabe?


Ma langue natale, ça fait des années qu’on me les casse avec. Tu es francophone, anglophone, arabophone ? Devant un tel interrogatoire, je reste aphone.

Ma langue natale est celle, universelle, de tous les nouveaux nés. Gazouillis, gargouillis et braillements. Puis, devant l’air hébété des indigènes - que l’on appellera plus tard parents - on se dit qu’il va falloir apprendre le dialecte local si on veut se faire comprendre.

On se met donc, par la force des choses, à parler leur patois.

Puis le cercle s’agrandit : les parents deviennent famille, la famille devient communauté, et la communauté devient patrie.

Au Liban, le patois national, celui qui fait vibrer le Cèdre et assaisonner le Hommos qui sont en nous, qui fait faire à notre fibre patriotique la danse du ventre sur un air de techno endiablé, est l’arabe.

Fiers comme des coqs, on est, de l’arabe. "Quoi, tu ne sais pas écrire convenablement en arabe ?" j’entends me dire, le doigt accusateur et la moustache sévère. Avec l’air outragé d’une carmélite devant les œuvres complètes du Marquis de Sade.

Franchement pépère, pas de quoi te la péter. Les Arabes t’ont envahi, alors tu parles arabe. Si c’était les Chinois, tu m’emmerderais en chinois. Et, comble de la honte pour le bipède arrogant et raciste que tu es, tu éructerais en sri-lankais, si le Sri Lanka avait eu des velléités impériales s’étendant jusqu’à la maison de tes grands-parents.

Donc tu as causé l’arabe, en y ajoutant un peu de turc pour plaire aux Ottomans. Puis la France est venue planter son drapeau sur ta plage. Alors tu t’es mis à parler français. Pour faire bien. Et singer tes nouveaux maîtres.

Mais le parler français a fait son temps. Et les Gaulois sont rentrés chez eux construire un avenir radieux, plein d’impôts et de scandales politiques.

Et la mode a changé.

Aujourd’hui il est de meilleur ton de parler english. La langue des Lumières ne faisant plus recette face à celle des spotlights. Jacques Prévert remplacé par Jack Bauer. Chez Darwin, au chapitre Culture, la raison du plus fort est souvent la plus bête.

Il faut se mettre au diapason du nouvel empire. Francophone ? Arabophone ? Aujourd’hui il faut être iPhone.

Si l’arabe avait été enseigné à l’école quand j’étais collégien puis lycéen à Paris, je n’aurai pas eu à solliciter de l'aide à chaque fois je voulais publier une chronique dans cette langue magnifique, si riche et si complexe, porteuse d’une longue et passionnante histoire, aussi sombre que lumineuse.

Mais voilà, que voulez-vous, c'est comme ça.

Quant à l'anglais, je l'ai appris pour les beaux yeux d’une belle. La belle est partie, l’anglais est resté. On n’a pas toujours ce qu’on veut.

Il ne faut cependant pas cracher dans la soupe. Pouvoir lire les mots de Bukowski tels qu’il les a tapés sur sa vielle machine à écrire, voir les Woody Allen sans sous-titres et rire dans le texte avec les Monty Python est un cadeau inestimable.

"Ok, mais ta première langue, c’est quoi ?"

Les gens aiment catégoriser, étiqueter, ça les rassure : première langue, deuxième langue, troisième langue si on a des parents riches. Moi, mon code barre, ça fait longtemps que je l’ai effacé. Et considère toutes les langues comme des langues premières.

Si je pouvais, j’aurais aimé toutes les parler. J’aurais aimé faire l’amour en italien. Chanter la révolution en espagnol. Engueuler les chauffards en japonais. Et comprendre les secrets du monde avec des mots apaches.

Mais bon, je n’ai pas cette chance. Je me contenterai de ma trinité personnelle : l'anglais, l’arabe et le français.

Si j’écris si souvent en français c’est à cause de la France. Ma France. Pas l’hexagone tricolore de Hollande et Sarkozy. Mais l’idée France. Celle de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen. Celle de Voltaire, Jaurès et De Gaulle. De Brassens, Baudelaire et Barbara. Celle qui roule sur la langue à Michel Audiard.

Celle de la Commune, de Louise Michel et du temps des cerises. Celle de Cyrano et de Molière.

Molière, le voilà celui-là. La coutume veut qu’on dise de la langue française qu’elle est celle de Molière. Même le for-me-for-me-formidable Aznavour l’a chanté. C’est vous dire.

Mais vous, Libanais qui parlez français, parlez-vous vraiment la langue de Molière ?

Parce que la langue de Molière dénonce le ridicule des Précieuses qui hantent encore les salons culturels; les Tartuffes, religieux ou politiques, qui polluent les ondes hertziennes; les Bourgeois Gentilshommes, baudruches imbéciles, à la descendance malheureusement nombreuse, qui entonnent en cœur et à travers les âges : "Marquise d’amour vos beaux yeux mourir me font".

Parlez-vous vraiment la langue de Molière ?

Pour finir, j’écris en français, parce que c’est en français qu’on peut lire dans le Cyrano d’Edmond Rostand ces quelques mots:
- Si tu laissais un peu ton âme de mousquetaire, la fortune et la gloire…
- Et que faudrait-il faire ? Chercher un protecteur puissant, prendre un patron, et comme le lierre obscur qui circonvient un tronc et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce ? Non merci.

De bien beaux mots en vérité.


© Claude El Khal, 2017