"El Khal, dehors!"


"El Khal, dehors!", c’est la phrase que j’ai le plus entendue durant ma scolarité parisienne. C’est vous dire si l’école et moi ça n’a jamais vraiment été une grande histoire d’amour.

Beaucoup de mes profs étaient d’anciens soixante-huitards mal guéris qui ressemblaient à s'y méprendre aux maîtres d'antan, le costume sévère en moins. Ils avaient l’intime conviction que seule leur vision des choses était juste. Et que la tolérance n’était tolérable que lorsque vous étiez d’accord avec eux.

Une prof de Français, madame Persoz, que nous surnommions sans grande finesse "Persoz électrique", nous posa un jour une question existentielle : pourquoi Gérard de Nerval a utilisé tel mot plutôt que tel autre dans un de ces poèmes? J’ai naturellement répondu : "Mais pour la rime, madame."

Face à cette évidence, la charmante pédagogue en robe à fleurs et sandales indiennes, rouge de colère, décréta d’une voix égale : "El Khal, vous êtes un terroriste intellectuel". Rien que ça.

Et de conclure : "Dehors!"

Elle aurait sans doute préféré qu’on passe de longues heures à imaginer des intentions au poète, et qu’on disserte sans fin sur le pourquoi du comment. Bref, à enculer les mouches au lieu d’apprécier le poème et se laisser porter par sa musique.

Déjà en sixième, mon prof d’Histoire-Géo m'appelait "jeune pirate". Et quand j’ai eu mon Bac, un autre prof d’Histoire m’a dit : "Il n’y a de chance que pour la canaille".

Se dénommant Ribeau, il devait sûrement s'y connaître en canailles.

Sans oublier cet affable prof de Maths, monsieur Confavreux, dont l’épaisse moustache rousse en guidon de vélo de course aurait fait pâlir de jalousie le fier Vercingétorix, et aurait réduit ses imposantes bacchantes à un duvet d’adolescent à la pilosité hésitante.

Dès qu’il y avait du chahut, ce cher monsieur Confavreux récitait d’une voix lasse la litanie des prénoms des perturbateurs, comme un appel désespéré au calme avant la fameuse sanction. Ce "dehors!" qui tombait toujours comme un couperet, quand les autres réprimandes avaient toutes échoué.

À la fin de la litanie venait immanquablement la conclusion logique, l’Amen, le prénom de l’infâme-en-chef : "Clôôdeuu".

Un jour où j’étais cloué au lit par une vilaine grippe, le brave enseignant abondamment moustachu débita pour calmer les trublions son habituelle liste des prénoms. Et conclu par le traditionnel "Clôôdeuu".

"Mais il n’est pas là, monsieur", lui rétorqua un potache ricaneur. "Ah ?" répondit Confavreux, en levant des yeux étonnés vers le parterre de ses élèves. Surpris que ce diable de Clôôdeuu ne fût pas encore une fois à l’origine du désordre.

Je ne vous parlerai pas de tous ces autres qui durant mes années de collège, puis de lycée, ont récité l’un après l’autre la formule magique : "El Khal, dehors!"

Eux qui pensaient me punir ne savaient pas qu’ils me faisaient le plus beau des cadeaux. Parce que moi, dehors, j’adorais ça.

Alors que dedans on voulait nous gaver avec les catéchismes du savoir universel, dehors, on ne pouvait entendre que le chant des oiseaux, cachés dans les arbres qui ornaient la cour de récréation.

Une cour de récréation vide. Calme. Comme en répit. Avant une nouvelle déferlante de boutonneux hurleurs, excités par les fugaces instants de détente entre les différentes matières à ingurgiter.

Dehors, il y avait aussi les autres réfractaires. Mes camarades rebelles, mes frères d’insoumission. Comme moi, ils étaient exilés des salles de classe, pour ne pas déranger le ronron satisfait de l’enseignement académique.

Dehors, nous nous retrouvions pour parler du monde, de nos rêves, des films qu’on avait vus la veille à la télé, des super-héros qui peuplaient nos BD et notre imaginaire, et bien sûr des filles, ce sujet inépuisable et passionnant.

C’est dehors que j’ai appris à rire. Dehors que j’ai rêvé. Dehors que j’ai découvert les autres. Et que j’ai commencé à dessiner les premières ébauches de ma vie future.

Depuis, face à la bêtise organisée, à la médiocrité érigée en système, à l’hypocrisie institutionnelle, à la pensée unique qui cherche à nous formater comme de bons petits soldats de plomb, je me lance à moi-même cette sanction salutaire : "El Khal, dehors!"


© Claude El Khal, 2017