Le complot dont personne ne parle


Il y a un complot dont personne ne parle. Une sombre et inquiétante conspiration ourdie par ma voisine du dessus.

A chaque fois que je me couche tard en espérant faire la grasse matinée le lendemain, ma voisine plante un clou dès le lever du soleil. Immanquablement. Et quand j’ai trop fait la fête et que j’ai une gueule de bois à faire pâlir celui des cèdres du Liban, les coups de marteau redoublent d’intensité.

Par contre, quand je me couche et me réveille tôt, point de clou. Pas un bruit, rien. Le silence le plus complet.

Elle plante aussi des clous tous les dimanches matins et jours fériés. Elle a tellement planté de clous depuis quatre ans, j’ai imaginé que ses murs étaient remplis de tableaux et rivalisaient avec les plus grands musées du monde.

Un jour, sous un prétexte quelconque, j’ai sonné à sa porte pour avoir un aperçu de ce riche musée anonyme. Et là, surprise, pas de tableaux sur les murs. A part évidemment les quelques incontournables croutes qui décorent la majorité des appartements bourgeois de Beyrouth.

Le plus curieux c’est qu’un soir, alors que j’ai décidé de me coucher à une heure raisonnable, j’ai été pris d’une malencontreuse insomnie. Impossible de m’endormir.

Je me suis bien sûr gardé d’allumer la lumière, j’ai aussi pris soin de ne pas allumer la télé et de mettre de la musique, évitant ainsi d’offrir à ma voisine la preuve que je suis encore réveillé et que je risque, par conséquent, de me lever tard le lendemain matin.

Et devinez quoi? Dès que le soleil a commencé à se lever, boum, boum, boum, elle s’est mise à planter un clou.

Si ça se limitait à certains matins, on pourrait aisément penser que j’exagère et que tout ça n’est que pure et fâcheuse coïncidence.

Mais quand je me mets à écrire, après les premières hésitations liés à l’angoisse bien connue de la page blanche, dès que je suis lancé et que mes doigts commencent à danser le fandango sur le clavier de mon ordinateur, ma voisine plante un clou, mettant fin au flot de sarcasme qui se déverse de mon cerveau ricaneur et ira régaler ceux qui ont encore la bonté de me lire.

Elle plante aussi des clous quand je décide de faire une sieste, quand j’essaie de lire un texte ardu qui a besoin d’un minimum de concentration, et même quand j’ai une grosse grippe et que mon médecin m’a sommé de me reposer.

Comment arrive-t-elle à connaître avec tant de précision les moindres moments où j’ai besoin de calme? M’espionne-t-elle? A-t-elle caché dans mon petit chez moi des caméras et des micros? A-t-elle des dons de voyance? Est-elle apparentée à Leila Abdel Latif? L’acte de planter un clou n’est-il pas lié à la maçonnerie, donc au complot des illuminatis qui sournoisement dirigent le monde?

J’en parle aujourd’hui parce que je refuse que cette conspiration du bruit soit doublée d’une conspiration du silence. Même si je prends le risque de m’entendre dire que cette chronique du samedi ne vaut vraiment pas un clou.


© Claude El Khal, 2017