Beyrouth et son demi-siècle d’ordures


"Le Beyrouthin est le citadin le plus crasseux, l’homme moderne le moins évolué et un citoyen absolument dépourvu de civisme". Cette phrase n’est pas un statut récent sur Facebook ni un tweet désabusé. Elle n’a pas été rédigée pendant la crise des déchets il y a deux ans, ni même après ou durant la guerre. Cette phrase a été écrite en 1968, il y a près d’un demi-siècle.

Sous le titre "Toujours la poubelle ville du monde", on pouvait lire dans la Revue du Liban du 22 juin 1968 : "Pensez qu’en pleine capitale, à partir de dix heures du soir, c’est une aventure de passer sous un balcon où le risque de recevoir un tas d’immondices sur la tête est des plus précis (…) Le Beyrouthin, si soucieux de sa santé, ne réalise-t-il pas – abstraction faite de tout civisme – que les déchets pourrissant au soleil sont germes d’épidémies?"

La Revue du Liban du 22 juin 1968
Source : Camille Tarazi

On peut difficilement accuser la classe politique actuelle d'être coupable de la saleté beyrouthine d'alors! Michel Aoun était un jeune lieutenant de l’armée libanaise, Walid Joumblatt et Nabih Berri étaient étudiants, l’un en sciences politiques et l’autre en droit, Samir Geagea était lycéen, Hassan Nassrallah avait huit ans et Saad Hariri n’était pas encore venu au monde. Seuls les aïeuls de Sleiman Frangié et de Samy Gemayel étaient au gouvernement aux côtés de l’indomptable Raymond Eddé.

Aucun des principaux partis au pouvoir en 2017 – le Courant patriotique libre, les Forces Libanaises, le mouvement Amal, le Hezbollah et le Courant du Futur – n'existait en 1968. À cette classe politique, du moins à ces membres qui étaient déjà nés, on pourrait éventuellement reprocher d'avoir participé, avec le reste des citadins "crasseux", à faire de Beyrouth "la plus sale ville du monde".

Les mots sévères de l’hebdomadaire francophone aurait pu aisément avoir été écrits ce matin. Si les gouvernants ont changés, si la guerre a imposé de nouvelles lois, si le régime présidentiel est devenu parlementaire, si les pouvoirs communautaires ont été redistribués, si la Constitution a été réécrite, si la Revue du Liban a cessé de paraître, il reste une constance, un pont entre ce passé et notre présent : les gens qui balancent leurs ordures n'importe où n'importe comment, oublieux que "la rue n'est pas un dépotoir".

Parmi ces citoyens "absolument dépourvus de civisme", les jeunes couples d'hier sont aujourd'hui de vénérables grands-pères et grands-mères, leurs poupons sont des quinquagénaires grisonnants et bon nombre d’enfants de ces derniers ont déjà des bébés. Les générations ont beau se succéder, le comportement incivique et irresponsable des Libanais semble désespérément immuable.

L’année 1968 en est l’illustration la plus frappante, et les similitudes avec 2017 sont troublantes : les blessures de la guerre civile de 1958 n'étaient pas refermées mais tous s'efforçaient de les oublier, les ordures jonchaient les rues, les armes illégales proliféraient, l'État n'avait aucun contrôle sur les centaines de milliers de réfugiés, des manifestants en colère défiaient le gouvernement, Israël menaçait, et Beyrouth, toujours aussi insouciante, se vautrant déjà dans le déni de la réalité, faisait la fête et se vantait d’avoir la nightlife la plus excitante du monde.

Quelques années plus tard, une nouvelle guerre, comme une tornade impitoyable, allait tout emporter sur son passage. Tout sauf le manque cruel de civisme, l'effarante superficialité et l’égoïsme puéril des Libanais. "Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde", disait Gandhi. Mais ce n’est pas demain la veille qu'on risque de suivre son sage conseil. Blâmer les politiciens est tellement plus facile que de se remettre soi-même en question.

Parce qu'au Liban, tout est toujours de la faute des autres. Comme dans une cour de récréation.


© Claude El Khal, 2017