Lettre à Samir Kassir


Cher Samir *

Tu n’es pas cette statue ridicule du centre-ville de Beyrouth. Tu n’es pas non plus cette icône brandie dans certains salons. Ces salons qui se foutent pas mal des révolutions mais qui en jacassent quand c’est la mode et qu’il est de bon ton de jacasser de ce genre de choses.

Tu n’es pas cette photo qu’on exhibe quand vient le temps des élections et qu’il faut faire la moisson des voix. Je sais que ça serait te faire injure. Je le sais, bien que nous n’ayons pas eu le temps de vraiment nous connaître.

Nous nous sommes rencontrés autour d’une table. Une table en formica des bureaux beyrouthins de la Gauche Démocratique, le parti que tu avais créé. Je t’ai dit : "j’étais communiste à 15 ans", tu m’as répondu : "moi, je ne l’ai jamais été".

Ce fut le début d’une longue conversation, parfois sérieuse, souvent espiègle, toujours passionnée et passionnante, sous l’œil sévère et agacé d’un Elias Atallah bougon, qui essayait de garder une certaine cohésion dans une réunion qui tournait au bordel général.

Mais nous nous en foutions, nous rêvions à voix haute. Qui au monde aurait osé nous interrompre?

J’avais trouvé un camarade. Comme au temps où ce mot voulait dire quelque chose. Tu sais, ce temps de la Commune, des barricades chères à Hugo, à Louise Michel et à Clément. Mais cette année-là, le temps des cerises s’est chanté avant la saison. Cette année-là, le temps des cerises s’est chanté en Mars.

Samir, tu disais avoir grossi. Tu avais grossi parce que tu étais heureux. Et qu’on est heureux, on grossit. Ton rêve, tu le voyais, là, grandeur nature, avec ses cris et ses chansons, avec ses rires et ses larmes, ses espoirs et ses prières. Dans ce centre-ville, huppé et artificiel, où les quidams anonymes avaient planté leurs tentes.

Ils étaient venus dire non. Par dizaines, par centaines, par milliers. Et même un jour, un certain 14 Mars, par millions.

Samir, tu n’étais pas comme ces tartuffes qui venaient pousser leur diatribe à l’occasion, cherchant à se faire applaudir, l’œil déjà sur les élections à venir.

Un soir, alors que les manifestants brocardaient les Syriens, tous les Syriens, tu as lu une lettre de l’opposition syrienne. Ce soir-là, tu as été copieusement hué. Hué par ceux-là mêmes qui aujourd’hui t’appellent "martyr" et brandissent ta photo sans jamais t’avoir lu. Tu leur as dit : "les services de sécurité n’ont pas réussi à me faire taire, ce n'est pas vous qui allez le faire."

Ils ont continué à te huer et toi, tu as continué à lire.

Samir, tu fumais comme un pompier. Tu fumais comme un pompier parce que tu étais inquiet. Comme quand il a fallu lever le camp, plier les tentes et ranger les sacs de couchage, et que certains voulaient rester, coûte que coûte, se foutant pas mal de ce semblant d’unité, ce presque miracle, auquel nous avions tant voulu croire.

Impuissants, nous avons regardé la foule se diviser. "On ne peut pas laisser faire ça, c’est comme si on avait rien fait, comme si tout a été oublié", j’avais crié, désemparé. Mais tu n’as rien dit. Tu as juste allumé une cigarette. Que pouvais-tu dire? Que restait-il encore à dire?

Ce n’était que le début d’une longue dérive. Une dérive telle, que j’ai eu souvent envie de hurler "Reviens, ils sont devenus fous!"

Samir, tu n’es pas cette image d’Épinal qu’on essaye de nous vendre depuis déjà douze ans, ce chérubin barbu et auréolé voletant au dessus des affairistes et des populistes qui mènent le Liban au naufrage.

Tu es un homme, un homme qui a grossi, qui a trop fumé, qui a aimé le bon vin et les bonnes tables, généreux et vivant, parfois même pédant et arrogant. Un homme avec toute sa grâce et toute sa merde. Un homme à la Camus, libre et révolté. Un homme qui a osé rêver.

C'est vrai que tu manques. Cruellement. C'est vrai que le pays a besoin de toi, de ton intelligence, de ton talent et de ta grande gueule. Mais je me console en me disant que là-haut, au moins, ça doit sentir sacrément moins mauvais.


© Claude El Khal, 2017

* Samir Kassir, journaliste, historien, écrivain et homme politique libanais, assassiné à Beyrouth le 2 Juin 2005.