Samir, reviens, ils sont devenus fous


Samir Kassir, journaliste, écrivain et homme politique libanais, assassiné à Beyrouth le 2 Juin 2005.

Non Samir, tu n’es pas cette statue ridicule du Centre-Ville. Tu n’es pas non plus cette icône brandie dans certains salons qui se foutent pas mal des révolutions. Mais qui en jacassent quand c’est la mode, et qu’il est de bon ton de jacasser de ce genre de choses.

Non Samir, tu n’es pas cette image exhibée quand vient le temps des élections et qu’il faut faire la moisson des votes.

Non Samir, je sais que ce serait te faire injure. Je le sais, bien qu’on n’ait pas eu le temps de vraiment très bien nous connaître.

On s’est rencontré autour d’une table. Pas une table du Baltus, j’avais pas les moyens. Mais une table en formica idiot des bureaux de la Gauche Démocratique, le parti que tu as créé. Je t’ai dit : "j’étais communiste à 15 ans", tu m’as répondu : "moi, je ne l’ai jamais été". C’était le début d’une longue conversation, parfois sérieuse, souvent espiègle, toujours passionnée. Sous l’œil sévère et agacé d’un Elias Atallah bougon, qui essayait de garder une certaine cohésion dans une réunion qui tournait au bordel général.

Mais nous, on s’en foutait, on rêvait à voix haute. Qui au monde aurait osé nous interrompre ?

J’avais trouvé un camarade. Comme du temps où ce mot voulait encore dire quelque chose. Tu sais, ce temps de la Commune, des barricades chères à Hugo, à Louise Michel et à Clément. Mais cette année-là, le temps des cerises s’est chanté avant la saison. Cette année-là, le temps des cerises s’est chanté en Mars.

Samir, tu disais avoir grossi. Tu avais grossis parce que tu étais heureux. Ton rêve à toi, tu le voyais, là, grandeur nature, avec ses cris et sa sueur, avec ses rires et ses larmes, ses espoirs et ses prières. Dans ce Centre-Ville, huppé et artificiel, où les quidams anonymes avaient planté leurs tentes. Ils étaient venus dire non. Par dizaines, par centaines, par milliers. Et même un jour, un certain 14 Mars, par millions.

Samir, tu n’étais pas comme ceux-là, qui venaient pousser leur diatribe à l’occasion, cherchant à se faire applaudir, l’œil déjà sur les élections à venir.

Toi tu n’as jamais cherché à te faire applaudir.

Un soir, alors que les manifestants beuglaient contre les syriens, tous les syriens --reflexe xénophobe du primate tout juste sorti de sa cage, tu as lu une lettre de l’opposition syrienne. Ce soir-là, tu as été hué. Hué par ceux-là même qui aujourd’hui t’appellent "martyr" et brandissent ta photo sans n’avoir lu aucun de tes mots. Ils t’ont hué, mais tu as continué. Tu leur as dit : "les services de sécurité n’ont pas réussi à me faire taire, ce n'est pas vous qui allez me faire taire"

Ils ont continué à te huer et toi tu as continué à lire.

Samir, tu fumais comme un pompier. Tu fumais comme un pompier parce que tu étais inquiet. Comme quand il a fallu lever le camp, plier les tentes et ranger les sacs de couchage, et que certains voulaient rester, coûte que coûte. Se foutant pas mal de ce semblant d’unité, ce presque miracle, auquel on a tant voulu croire.

Nous regardions la foule se diviser, encore une fois. "On ne peut pas laisser faire ça, comme si on avait rien fait, comme si tout avait été oublié", j’avais crié, malheureux. Mais toi, tu n’as rien dit. Tu as juste allumé une cigarette. Que pouvais-tu dire ? Que restait-il encore à dire ?

Ce n’était que le début d’une longue dérive. Une dérive telle que j’ai parfois envie de hurler : "Samir, reviens, ils sont devenus fous !"

Samir, je sais que tu étais au Caire, quand la place Tahrir a mérité son nom. Je sais que tu étais à Tunis, quand la foule a foutu son pied au cul de Ben Ali. Et que tu es tous les jours en Syrie. Cette Syrie que tu aimes tant.

Mais, Samir, tu n’es pas une image d’Épinal, avec une auréole ridicule sur la tête et des petites ailes de chérubin dans le dos, voletant au dessus des affairistes et des populistes qui nous mènent droit au naufrage.

Tu es un homme. Un homme qui grossit, qui fume, qui aime le bon vin et les bonnes tables, généreux et bon vivant, parfois même pédant et arrogant. Un homme avec toute sa grâce et toute sa merde. Un homme à la Camus, révolté et libre. Un homme qui ose rêver.

Un homme au présent, aujourd’hui et pour toujours.


© Claude El Khal, 2011