Elle veut devenir grand-mère, ma mère


« Alors, quand est-ce que tu vas nous faire un petit ? »

Cette question n’est pas adressée, comme on pourrait le croire, à la vache qui rumine dans l’étable, dont on attendrait le petit avec impatience, vue l’arrivée prochaine des fêtes hivernales et qu’une viande jeune et tendre c’est quand même bien mieux pour nos vielles dents.

Non, cette question, c’est à moi qu’elle s’adresse : « Alors, quand est-ce que tu vas nous faire un petit ? »

Elle ne m’est pas adressée par un groupuscule d’anciennes maîtresses, qui ont ensemble décidé de porter chacune ma progéniture, afin de consacrer l’amour fugace qu’elles ont un jour ressenti pour moi. Ou pour perpétuer, avec ma semence rebelle, l’espèce des mécréants, dans un acte anarchiste sans précédent.

Non, cette question, c’est ma mère qui la pose : « Alors, quand est-ce que tu vas nous faire un petit ? »

Elle veut être grand-mère, ma mère. Elle veut piailler devant le poupon rosâtre et fripé, s’extasier face aux gargouillis de la petite bête chauve, répéter à qui veut l’entendre : « regardez, il a mes yeux ».

Ma mère, elle veut devenir penaude devant les premiers pas du gnome, faire semblant de se fâcher contre les méfaits du petit monstre et courir derrière le youpala qui se dirige dangereusement vers le balcon. Elle veut essuyer les fesses merdeuses, ma mère. Changer les couches, talquer, bichonner, pomponner, se réveiller à pas d'heure, puis se plaindre de cet esclavage devant le café des voisines.

Elle veut se faire du souci à chaque fois qu’il tousse, se cerner les yeux aux premières dents et pleurer aux premiers jours d’école.

Elle veut lui apprendre en cachette la beauté de la religion, la joie de prier quand ça va mal et le bonheur dans l’amour infini du Seigneur-tout-puissant. « Mais surtout ne raconte pas à ton père, il va encore m’engueuler » dira-t-elle, l’œil levé au ciel, comme un discret reproche à Dieu de lui avoir donné un fils aussi irrespectueux des choses respectables.

Elle veut devenir grand-mère, ma mère.

Alors moi, bon fils et bon soldat, je dois aller déposer mon liquide séminal dans le four d’une qui le voudra bien. Pour qu’ensemble, on devienne enfin des adultes. Vous savez, de ceux qui s’emmerdent mais qui aiment ça.

Donc, allez, la chasse au ventre porteur est ouverte ! Comment trouver cette femme exemplaire, qui était déjà mère avant même de se faire engrosser ? Une mère de naissance en somme. Toute sa vie dirigée vers ce moment ultime, magnifique, existentiel, où entre hurlements et sueur, elle va pousser hors de son vagin, un petit braillard qui ne portera même pas son nom.

Comment la trouver ?

Il faudra restreindre le champ de recherche. Mettre les priorités. Ne perdant jamais de vue le but ultime : la procréation. La venue du petit messie tant désiré.

Idéalement, il en faudrait une de bonne famille. De ces familles où les femmes sont maman de mère en fille, et ce, depuis des générations.

Pas une qui se serait fait trombiner le tuba par trop de minets de passage. Pas une qui aurait gouté au minou délicieux d’une autre fille. Pas une qui se serait perdue, un jour, sur le chemin tortueux des plaisirs. Une dont la bouche n’aurait jamais connu de fellation. Dont la langue n’aurait rien titillé d’autre qu’un cornet à glace fraise-vanille. Dont les seins n’auraient été bénis que par un gel douche à l’aloe vera et la noix de coco.

Désolé, mais moi, je me fous pas mal de savoir quel gazon elle a brouté avant de me rencontrer, dans quel pré elle a gambadé, vers quels paradis artificiels elle s’est envolé.

Je veux une femme qui connaisse son corps, et qui me le fasse découvrir, émerveillé, peu à peu, jour après jour, à petites touches, à petites langues.

Une femme qui sache aimer et faire l’amour. Pas une qui fasse des comptes, et qui monnaye ses pipes et ses missionnaires contre une voiture dernier cri ou des colliers de chez Cartier.

Elle veut devenir grand-mère, ma mère. Mais elle devra attendre encore un peu. Car pour l’instant, à la procréation, je préfère la création.

C’est un plaisir solitaire, certes. Mais tellement plus jouissif que l’onanisme à deux.


© Claude El Khal, 2011