Nouvelle : Le Cèdre de Narayama


Un pays qui abandonne ses vieux ne mérite pas d’exister.

Le jour de l’Indépendance, il avait vingt ans.

Cette Indépendance, il en avait rêvé. Il était descendu dans la rue, s’était fait arrêter et avait fait quelques jours de prison. Un Liban libre, indépendant et souverain. Quelle belle idée ! Impensable il y a encore quelques années.

Enfant, il écoutait ses parents, ses grands-parents, les oncles et les voisins, parler de cette utopie. Ils en parlaient à voix basse, de peur d’être entendus, de peur d’avoir des ennuis. « Que Dieu éloigne les ennuis » disait toujours son père.

Le quotidien était difficile, la vie chère et les colons arrogants. Tous croyaient que si un jour « Dieu nous bénit avec l’Indépendance », comme répétait son père, la vie deviendrait meilleure, moins injuste, les Libanais pouvant enfin prendre en charge leur destin.

Adolescent, il avait commencé à militer au sein du parti de sa région. Très vite rejoint par ses deux frères. Les 3 Mousquetaires de l’Indépendance, comme ils aimaient à se faire appeler. La liberté, ils l’auraient, coûte que coûte. Le Liban, patrie du Cèdre millénaire, pays du miel et de l’encens, ils y croyaient dur comme fer.

Le miel et l’encens devenus depuis le fiel et le sang.

Lui et ses frères avaient abandonné leurs études quelques mois après avoir célébré la victoire. La vie était restée chère et le quotidien était encore plus difficile. Il fallait travailler, gagner leur vie, aider leurs parents. Et amasser un petit pécule pour pouvoir se marier et « ouvrir une maison » comme on disait alors. Au bout de quelques années, ils avaient inauguré leur épicerie familiale, qu’ils ont bien sûr appelée « Le Marché des Mousquetaires ».

En 1958, quand la première guerre civile a éclaté, il a choisi de rester chez lui. Les querelles de pouvoirs, il détestait ça. « On ne s’est pas battus pour ça » avait-il dit à un cousin facilement excitable par les slogans simplistes. Il était resté chez lui, la guerre s’était arrêtée, et la vie avait continué. L’épicerie fonctionnait plutôt bien. Il avait même réussi à racheter les parts de ses frères, qui voulaient s’essayer l’un à l’import-export, l’autre au tourisme, très en vogue ces années-là.

Un soir, alors qu’il fermait boutique, une jeune femme est entrée précipitamment. Elle était perdue et ne connaissait pas le quartier. Elle était très en retard à un rendez-vous. La belle s’appelait Odette, et deviendra l’amour de sa vie. « Elle était perdue et elle m’a trouvé » raconta-t-il plus tard.

Odette, ma chanson d’Aznavour, ma symphonie, ma petite boite à musique.

Quinze ans avaient passé. Ils s’étaient mariés mais n’avaient pas eu d’enfants. « Je ne peux pas avoir tous les cadeaux, Odette et des enfants. Dieu est généreux, mais pas à ce point là », avait-il plaisanté après avoir découvert la stérilité de sa femme. Depuis, Odette et lui étaient devenus des seconds parents pour leurs nièces et neveux, ravis de cette aubaine.

En 1975, le monde s’est effondré. La guerre a repris ses droits et le peu de civilisation qui existait fut désormais remplacé par la plus terrible des barbaries.

Maudits soient tous ceux qui ont un jour brandi les drapeaux de la guerre.

Un jour qu’elle traversait la rue, Odette est tombée. Elle ne s’est plus jamais relevée. Fauchée par la tombola imbécile et absurde des francs-tireurs. Déchiré de douleur, il a d’abord voulu se venger. Prendre les armes. Massacrer lui aussi, couper des têtes, des oreilles, des couilles. Les accrocher à la ceinture comme de sinistres trophées. Mais ses frères ne l’ont pas laissé aller au naufrage. Avec leurs familles, ils l’ont entouré, protégé. « Ce n’est pas pour ça qu’on s’est battus » lui ont-ils répété, reprenant son motto favori face aux dérives du pays. En fait, c’est surtout sa nièce adorée, la petite Yasmine aux yeux verts, qui l’avait calmé. Elle lui avait simplement pris la main et, le regard humide, le menton tremblant, avait marmonné un timide et suppliant : « mais je t’aime moi ».

Il a passé toute la guerre enfermé dans le souvenir heureux du sourire malicieux d’Odette. Il avait aidé, autant qu’il pouvait, ceux qui en avaient besoin. Un peu de Croix Rouge, un peu de service social de quartier, beaucoup de bonne volonté. Mais toute bonne volonté a une limite. Ses frères ont donc, un triste matin, décidé de quitter le pays, « pour vivre comme des êtres humains, des bani-Adam, normaux » et offrir un avenir moins incertain à leurs enfants.

Les Mousquetaires se sont alors séparés. Les deux frères sont partis vers le lointain Canada, emportant avec eux famille et bagages, et lui est resté. « Je ne veux pas quitter Odette », leur avait-il dit. L’idée d’abandonner aux barbares la terre où reposait son adorée lui était tout simplement insupportable.

Au moment des adieux, la petite Yasmine aux yeux verts avait pleuré en silence. Et lui, était rentré chez lui, retrouver son petit monde.

Un monde amputé d’Odette.

Son Odette qu’il allait voir toutes les semaines, lui apportant des fleurs, ces iris blancs qu’elle aimait tant, lui racontant sa vie, son quotidien, lui faisant encore une fois le serment de ne jamais aimer une autre femme, et de ne jamais partir et l’abandonner.

Durant les années 90, la boutique avait lentement dépéri. Plus personne, ou presque, n’y venait faire ses courses, à part de vieux habitués qui se raréfiaient de jour en jour, passant, les uns après les autres, de vie à trépas. C’était le temps des Hypermarchés et des Shopping Malls. Le temps de l’arrogance et des voyous en costumes trois pièces.

Aujourd’hui, la pourriture se porte en cravate. Et se fait appeler monsieur.

À l’arrivée du nouveau siècle, « le Marché des Mousquetaires » ferma ses portes à tout jamais. Il avait vendu l’épicerie à une jeune artiste, héritière d’une grande famille, qui voulait vivre sa rébellion avec l’argent de son père, et y créer un « espace de création alternative ». Avec l’argent, il pensait pouvoir finir ses jours, presque tranquille, presque à l’abri du besoin.

Mais il était tombé malade.

Qui n’est pas vieux et seul quand il tombe malade ne peut comprendre l’humiliation qu’il a vécue. Après un certain âge, les Libanais n’ont tout simplement plus droit à la sécurité sociale. L’Etat et sa république se lavent les mains des citoyens devenus trop âgés pour être des travailleurs et des consommateurs, pour continuer à gagner et dépenser de l’argent. Comme si le Liban avait mis une date d’expiration à ses fils. Passée cette date, ils n’avaient qu’à avoir la décence de mourir en silence, sans emmerder tout le monde.

Il a dû attendre, supplier, pleurer, hurler avant d’être finalement admis à l’hôpital. Non sans avoir au préalable montré patte blanche, c’est à dire prouvé qu’il était en mesure de régler sa facture.

« Un pays qui abandonne ses vieux ne mérite pas d’exister » avait-il dit au médecin de garde, venu jeter un regard distrait au vieillard malade.

Sur son lit d’hôpital, il s’était souvenu d’un film qu’il avait vu à la télé, un soir d’insomnie : « La Ballade de Narayama ». Dans un village pauvre du Japon, la coutume voulait que les habitants, arrivés à l'âge de 70 ans, s'en aillent mourir volontairement au sommet de Narayama, « la montagne aux chênes ».

Le condamné tirant lui-même les douze balles du peloton d’exécution.

À sa sortie d’hôpital, il ne lui restait presque plus rien de l’argent de l’épicerie. Heureusement qu’il habitait dans la vieille maison familiale dont il avait héritée avec ses frères, à la mort de ses parents. C’était toujours ça de gagné. Un léger répit avant la misère.

En 2005, quand une brise de printemps s’est mise à souffler sur Beyrouth, il avait repris espoir. Il s’était dit « ça y est, cette fois c’est la bonne, ils ne vont pas pouvoir encore nous arnaquer ».

La naïveté après un certain âge, ça devient carrément de la bêtise.

Il regardait tous ces jeunes revivre sa propre jeunesse. Il était heureux. Il pleurait, mais ne voulait pas se cacher. Il voulait que ses larmes emplissent l’air et remontent le temps, pour unir les deux indépendances, celle de ses vingt ans et celle des leurs. Il avait même planté un petit drapeau vert-blanc-rouge sur la tombe d’Odette, pour qu’elle aussi fasse avec eux cette belle et inespérée révolution.

Malgré l’exaltation de ces jours heureux, l’argent manquait terriblement. Encore une fois, les colons étaient partis, mais rien n’avait vraiment changé. Pour survivre, il avait dû coller des affiches vantant les qualités du potentat local, rendu menus services aux sbires dudit potentat, et même vendu sa voix aux diverses élections.

« Tu veux du pain ? Prends du blé ! »

Aujourd’hui, à quatre-vingt huit ans, il n’a plus de quoi manger. Le frigo et les placards sont vides. Et il n’a plus les moyens de les remplir. Ne pouvant pas payer non plus ses factures d’électricité, cette dernière, si souvent absente, allait être coupée un jour prochain.

Fier, il n’en a rien dit à personne. Ni à ses frères au Canada, ni à la petite Yasmine, aujourd’hui devenue une belle jeune fille au regard volontaire, dont le vert émeraude brillait d’intelligence. Yasmine, dont la photo trônait sur la commode du salon, dans un joli cadre en faux bois, acheté au one-dollar-shop du coin.

Il n’en a rien dit à personne et s’est refusé à mendier, à fouiller les poubelles, comme il avait vu tant d’autres le faire. Il s’est simplement allongé sur son lit, a fermé les yeux, et à petits pas s’en est allé rejoindre Odette, qui devait sûrement l’attendre, le sourire plein de malice.

A son dernier souffle, il murmura : « Je m’appelle Adib et je suis un Cèdre, mais qui se souvient encore des Cèdres ? » Il est parti sans avoir eu le temps d’ajouter, une ultime fois : « Ce n’est pas pour ça qu’on s’est battus. »


© Claude El Khal, 2011