Non, on n’a pas envie de voir la photo de vos enfants


Non, on n’a pas envie de voir la photo de vos enfants. Parce que la photo de vos enfants, on s’en fout.

Je ne sais pas si vous réalisez à quel point on s’en fout. Comme de l’an 40, dit l’expression populaire. J’ignore ce qui s’est passé en l’an 40, mais c’est surement plus intéressant que la tronche de vos morveux près du sapin de Noel.

Vous imaginez quoi en nous montrant ces photos ? Qu’on va vous dire la vérité ? Qu’on va s’exclamer : "oh la gueule du têtard, vous l’avez bien raté celui-là" ? Ou bien : "vous êtes plutôt jolie, mais vu le faciès du gnome, le père doit être sérieusement accidenté de la devanture". À moins de faire dans le décalé : "moi aussi j’ai aimé Benjamin Button". Dans le sarcastique: "vous pouvez l'échanger j'espère". Ou dans l’allusion indirecte : "Durex, vous connaissez ?"


On le pensera très fort, mais on ne dira rien. On est entre gens civilisés tout de même. Il y a des choses qui ne doivent pas dépasser la frontière du gosier. Même si ça démange très fort. Même si l’envie est irrésistible.

Alors on va mentir. On va y aller du traditionnel : "comme ils sont mignons, ils ont quel âge ?"

C’est la question qui tue, qu’on n'aurait jamais dû poser, mais qu’on fini immanquablement par lâcher.

Parce que la réponse, on n’a vraiment pas envie de l’entendre. Parce qu’on s’en bat les bacchantes de savoir que l’aîné a 11 ans et que la petite n’en a que 6. Parce qu’après cette information palpitante, vont suivre moult détails : l’école, les cours de piano, la fièvre du mois dernier, les boutons d’allergie, et la nounou qui ne parle que le tagalog.

À moins que, averti par des années d’expérience dans la progéniture d’autrui, on sait fermer sa gueule et ne s’exprimer que par des ah accompagnés d’un léger écarquillement des yeux, d’un petit haussement de sourcil, et d’un sourire plus faux que les seins de Lolo Ferrari.

Ces ah qui laissent croire à un intérêt quelconque mais n’offrent pas d’excuses au déballage de toutes ces petites histoires niaiseuses, sirupeuses à vous donner une furieuse envie de voir venir la fin du monde.

Je dis tout ça parce que je n’ai pas d’enfant, me direz vous. Sans doute.

Mais si un jour j’en ai, et que moi aussi je me laisse aller à l’exhibitionnisme photographique, osez un peu ne pas les trouver très beaux mes mômes. Osez un peu ne pas vous extasier de l’extraordinaire moisson de ma semence.

Même un léger rictus mal contrôlé, même une infime lueur moqueuse vous vaudrait les pires foudres du géniteur offensé. Le nez transformé en Louisiane après Katrina et la figure en Beyrouth des années 80.

Même vos enfants ne vous reconnaîtraient plus.


© Claude El Khal

Une première version de ce texte a été publiée en 2011