Libanais, indignez-vous!


Curieux comme tous ceux qui ont pillé l’Etat depuis des années et ont bâti des fortunes colossales en détournant l’argent public viennent nous expliquer aujourd’hui que toute augmentation des salaires mènerait irrémédiablement le pays à la ruine, au chaos et à la barbarie.

Il y a quelques années, on nous expliquait déjà que "c’est en vertu d’une vision à la fois libérale et soucieuse de justice sociale" que le projet de décret relatif aux réajustements des salaires avait été rejeté par les plus hautes instances de l’Etat, de concert avec les nomenclatures économiques et politiques.

Je m’étais dit alors : tiens, il font de l’humour. Comme vous pouvez le deviner, ce genre de sarcasme critique n’est pas pour me déplaire. Mais en fait, pas du tout. Sérieux comme des papes, ils étaient. Et aujourd’hui, voilà qu’ils nous rechantent la même rengaine.

Donc si je comprends bien, c’est par soucis de justice sociale qu’il ne faut pas augmenter les salaires. C’est pour le bien des Libanais que leur pouvoir d’achat doit se réduire comme peau de chagrin. Ils en viendraient presque à nous vanter les vertus de la pauvreté. A promettre paradis verdoyant et mille vierges éternelles à celles et ceux qui acceptent leur triste sort.

Sinon gare à l’effondrement économique, ce premier pas fatal vers le retour à l’âge de pierre.

Par contre, il est naturel que les prix augmentent chaque jour un peu plus. Parfaitement normal que le Liban soit devenu l’un des pays les plus chers du monde. Tout à fait sain pour l’économie que le citoyen moyen n’ait plus les moyens de s’acheter le plus petit appartement à Beyrouth. Très logique que les moindres soins médicaux soient hors de portée du Libanais lambda. Rien de plus légitime qu’on privatise de plus en plus l’espace public, et qu’on vende le pays, mètre carré par mètre carré, au plus offrant des investisseurs.

De qui se moque-t-on?

Mais de vous. De nous. De chaque citoyen qui n’appartient pas à cette caste financière, économique, politique et milicienne qui dirige le Liban depuis son indépendance. Et qui le dépouille allégrement de ses richesses.

Cette caste dont les fils et les filles dépensent en une nuit ce qu’elle refuse de payer comme salaire mensuel minimum au reste de la population.

Savez-vous que plus d’un tiers des Libanais vit sous le seuil de pauvreté? Savez-vous que le second tiers peine à joindre les deux bouts et à offrir à sa famille un semblant de vie décente? Que le troisième tiers est en train de s'appauvrir à vue d'oeil? Que seule une infime partie profite réellement de cette supercherie appelée "la joie de vivre libanaise" que nous sert jusqu’à l’écœurement la presse du monde entier?

Savez-vous qu’à côté de la misère la plus scandaleuse s’étale la richesse la plus obscène?

Le Liban pratique le capitalisme dans sa forme la plus barbare. Paye ou crève. Mais pas question de te donner plus d’argent. Pas question non plus de te donner plus d’opportunités d’en gagner. Alors finalement, c’est crève tout court. Ou plutôt crève et dit merci.

Pauvre oui, mais pauvre poli.

A tous ceux qui se taisent sur ce gouffre sociétal de plus en plus abyssal, à ceux qui préfèrent regarder de l'autre côté ou choisissent de ne rien voir, et surtout à ceux qui pensent que le pays et ses citoyens sont leurs propriétés, je propose d'écouter "le temps des cerises".

Allez-y, c’est chic, c’est en français.

Mais attention, après "le temps des cerises" et les chansons rebelles, viennent immanquablement les cris de rage et les révolutions sociales. Et là, ça risque de sérieusement chauffer pour vos miches. Parce que les pauvres, vous savez, c’est très ingrat. Ça refuse d’avoir faim pendant que vous vous goinfrez. 

Bientôt quand votre petit héritier vous demandera: "papa, c’est loin Monaco?" vous serez obligé de répondre: "ta gueule et nage."


© Claude El Khal, 2017

Une version précédente de ce texte a été publiée en juin 2014.