À propos de l'affaire Nader Saab


Tout le monde semble surpris par l’affaire Nader Saab, tout le monde est scandalisé, tout le monde pousse les hauts cris. Pourtant la tragédie qui a eu lieu il y a quelques jours était annoncée. Tout le monde connaissait les pratiques douteuses du célèbre chirurgien esthétique, tout le monde savait qu’il était couvert en haut lieu, mais personne n’a jamais rien dit.

Nader Saab n’est pas un illustre inconnu dont on découvre soudain l’existence. Une sorte de docteur Petiot des bas-fonds, qui pratique le scalpel comme autrefois on pratiquait la magie noire, la nuit, en secret, dans un endroit insalubre, entourés de bougies et d’assistants borgnes et bossus. Ce n'est pas une créature des ténèbres dont la seule évocation nous pousse à regarder sous le lit pour être sûr qu’il ne s’y cache pas et qu'il ne viendra pas nous raboter le nez pendant notre sommeil.

Nader Saab une personnalité très courtisée et très médiatisée. C’est le bistouri officiel des starlettes locales, des mémères de la bonne société libanaise et des princesses du Golfe – l’une d’elles lui a offert une Ferrari pour le remercier de lui avoir ravalé la façade. M6 lui a même consacré un reportage dans le cadre de son émission 66 Minutes et affirmé qu’il était le meilleur chirurgien plastique du monde arabe. Rien que ça.



Sa clinique, rutilante et prestigieuse, a pignon sur rue et son propre panneau routier officiel, juste en dessous de celui indiquant la direction de la capitale libanaise. Il inonde le Liban de publicité et on se presse pour s’allonger sur sa table d’opération. 


Mais voilà, une femme est morte sur cette table si prisée : Farah Kassab, une belle jordanienne de 33 ans, mère de deux enfants. Sa famille, n’étant pas libanaise et n’étant donc pas soumise à l’omerta ambiante, a dénoncé Saab et demandé justice. 


Soudain, tout le monde a hurlé d’effroi et fait semblant de découvrir qu'il existait. Et l'esclandre publique a commencé, accompagné bien sûr par l’éternel refrain contre la corruption, contre ce pays pourri, contre la classe politique, et, tenez-vous bien, contre la chirurgie esthétique. Ce qui est un comble, vu que la chirurgie esthétique est une pratique si courante au Liban que même les petites filles dorées se font refaire le visage, et que nombre de banques offrent un prêt uniquement à cet effet. Si courante en fait, on devrait peut-être penser à remplacer le cèdre sur le drapeau par un joli bistouri.

Le tollé est tel, je me demande si certaines Libanaises vont bientôt cacher les obus qu’elles portent en guise de poitrine et arborent avec tant de fierté. Je me demande si elles ne vont pas jeter leurs jolis habits justes-au-corps pour se vêtir désormais de larges abayas noires. Je me demande si celles dont les lèvres sont gonflées au collagène, les rides estompées à grand renfort de botox, ou les sourcils tatoués à la mode vulcane – rendue célèbre par un certain Mr. Spock – ne vont plus oser sortir sans que leur visage ne soit pudiquement dissimulé derrière un voile.

Mais ne vous inquiétez pas mesdames, tout ça est provisoire. Hier on nous a dit que Nader Saab avait pris dare-dare la poudre d’escampette et s’était réfugié à Chypre. Aujourd’hui on nous dit qu’il est toujours au Liban et veut s’en remettre à la justice. Demain on nous dira que Farah Kassab est morte à cause d’une maladie congénitale. Et tout reprendra comme avant. Tout le monde saura et tout le monde se taira. En attendant le prochain scandale, la prochaine victime, le prochain buzz.

À ce propos, où sont passés tous ceux qui, à cors et à cris, demandaient justice pour Sara Sleiman, la jeune fille de 24 ans abattue à Zahlé par un agité de la gâchette? Pourquoi on ne les entend plus? Parce que le buzz est passé et qu’il est temps de gueuler contre une ignominie plus in.

Vous comprenez maintenant pourquoi le Liban est dans un tel état. Parce qu’on crie quand c’est la mode et que le reste du temps on se la ferme. Imaginez un instant si on n’avait pas l’indignation passagère et la colère factice. On aurait de l’électricité 24h sur 24h, on aurait de l’eau toute l’année, on aurait résolu le problème des poubelles, on aurait eu des élections depuis belle lurette, Sara Sleiman et Farah Kassab seraient encore en vie.


© Claude El Khal, 2017