Le Liban et le règne du za3im


Le concept du za3im est sans doute le problème fondamental du Liban. Za3im peut se traduire par chef, mais sa réalité est plus proche du seigneur féodal ou du parrain mafieux, parfois même du demi-dieu, que du leader politique traditionnel. On est za3im de père en fils, à moins qu’on ne le devienne par la force des armes.

Les zou3ama (pluriel de za3im) règnent sans partage sur le petit peuple vivant dans les régions sous leur contrôle. Ils en deviennent les seuls porte-paroles et les seuls recours. On appelle ça des za3amét. De ce fait, le Liban n’est pas une république unie comme on veut nous faire croire, mais une fédération de za3amét. Et son système confessionnel n’est là que pour faire perdurer cette fédération.

Le Liban n’est pas non plus une démocratie parlementaire, les élections n’étant que le plébiscite répété des zou3ama. Il n’y a pas 128 députés au parlement libanais, mais moins d’une dizaine de zou3ama et leurs suites, plus ou moins nombreuses, selon l’importance du za3im. En fait, les zou3ama n’ont même pas besoin d’être eux-mêmes au parlement. Leurs suites sont dociles et votent ou légifèrent, bloquent ou débloquent selon les ordres de leur za3im.

Pour le gouvernement, c’est pareil. C’est le za3im qui choisit ses ministres parmi les plus fidèles et les plus obséquieux membres de sa cour. Si le za3im boude, ses ministres boudent avec lui. S’il se met en colère, ses ministres quittent la table en claquant la porte. Et quand le za3im est content, il y a une chance que ses ministres se mettent enfin au travail.

Les Libanais, espérant toujours que quelqu’un va s’occuper de résoudre les innombrables problèmes du pays, guettent le sourire de tel ou tel za3im, ou la réconciliation de tel et tel autre. Mais les zou3ama ne veulent pas résoudre les problèmes. Au contraire, les problèmes les arrangent. Ils aident à solidifier leurs za3amét. Si les problèmes étaient résolus, le za3im ne serait plus le passage obligé pour que ses sujets aient accès aux divers services de l’Etat.

Quand les zou3ama sentent que leur pouvoir est menacé et que les Libanais commencent à se révolter, ils ne reculent devant aucune entourloupe : prorogation du mandat parlementaire, blocage des institutions, vacuité étatique. Ils vont même jusqu’à se faire la guerre pour ensuite faire avaler au petit peuple un accord bidon dont le but unique est de protéger la fédération des za3amét.

Ce concept du za3im est profondément ancré dans l’inconscient collectif libanais. Tellement ancré que si on faisait des élections de quartier et qu'un président du quartier était élu, ce dernier, au lieu de se mettre au service de ses électeurs, s’évertuera immédiatement à créer une nomenclature d’intérêts, ne s’entourera que de membres de sa famille et de quelques obligés, et deviendra le za3im du quartier.

Il s’enrichira à vue d’œil, sa femme se parera de bijoux, ses enfants deviendront insupportables, et tous seront entourés de gardes de corps patibulaires armés jusqu’aux dents. Il deviendra de facto indéboulonnable. À sa mort, son fils, son neveu, son gendre ou son cousin prendront sa place.

Evidemment, ni les habitants du quartier, ni leurs enfants, ni leurs petits-enfants ne verront jamais leur vie s’améliorer. Bien au contraire, ils verront le za3im, sa famille et sa suite prospérer, alors qu’eux s’appauvriront chaque jour un peu plus.


© Claude El Khal, 2018

Une version précédente de ce texte a été publiée en 2014 et 2017