Une page doit se tourner et une autre s’ouvrir


25 septembre: L'exil, encore une fois 

Difficile de quitter le Liban sans un étrange sentiment d’échec. Pas forcément un échec personnel, mais un échec quand même. Quand on se souvient de la ferveur du 17 octobre et des semaines qui ont suivi. La ferveur, et aussi les projets d’un avenir meilleur, d’un État de droit, laïc, moins sale, moins corrompu, plus juste, à la hauteur des rêves de ces milliers de Libanaises et de Libanais qui ont illuminé les rues et les places publiques. Et tout ce gâchis depuis. Un gâchis énorme, si lourd à porter. Et ces souvenirs qui se bousculent d’un temps révolutionnaire heureux, pas si lointain. Et ce 4 août qui a fini de tout dévaster. Et cette peine profonde, lancinante, en faisant ses valises, en y rangeant entre les pulls et les jeans, les promesses de ne jamais repartir, de résister encore et toujours, mais dont les réalités matérielles ont fini par avoir raison.
Quand l’avion s’est ébranlé, quand il a commencé à rouler sur la piste, quand il a décollé et que Beyrouth a commencé à s’éloigner, je n’ai pu empêcher mes larmes de couler, heureusement cachées par le masque chirurgical obligatoire. L’exil, encore une fois. Tant d’années après. Avec, malgré tout, dans le cœur ce petit pays qui prend tant de place, beau comme une promesse, aussi laid qu’une histoire d’amour ratée. S’exiler à nouveau, en faisant semblant d’oublier qu’on emmène toujours avec soi chaque visage, chaque sourire, chaque espoir, chaque désespoir, chaque moment heureux, chaque moment malheureux, chaque rue, chaque ville et chaque village, chaque montagne et chaque vallée, chaque rêve et chaque cauchemar. 
Les mots me manquent aujourd’hui. J’écris sans savoir vraiment ce qu’ils disent. Je les jette en vrac, en espérant qu’ils pourront peut-être soulager un peu la peine de ne pas avoir tenu la promesse que je m’étais faite il y a si longtemps déjà, celle de rester quoi qu’il arrive. En espérant aussi y trouver un réconfort, même frêle, même fluet, celui de toujours porter bien haut le nom de ce pays que j’aime comme j’ai rarement aimé et pour lequel je me suis tellement battu pendant tant d’années. 

26 octobre: La fin du blog 

J’ai quitté le Liban physiquement, il est temps que je le quitte aussi mentalement. Il est et sera toujours dans mon cœur. Il fait partie intégrante de moi-même. Il est dans chaque fibre de mon corps. Mais je ne peux plus le laisser occuper mon esprit et presque chacune de mes pensées et de mes écrits. Surtout qu’une telle occupation est vaine, comme le furent les années passées à écrire, parler, débattre et me battre pour le voir avancer, rien qu’un peu, rien que de quelques mètres. 
Si j’ai pris l’avion il y a plus d’un mois déjà, c’est aujourd’hui que je le quitte vraiment. J’ai autant de peine en écrivant ces quelques mots que j’ai eu quand l’avion a décollé et j’ai vu Beyrouth s’éloigner. Mais il faut parfois savoir se séparer pour mieux se retrouver. 
C’est pourquoi je vous annonce, comme symbole de cette séparation, que je souhaite la plus provisoire possible, la fin du blog My Beirut Chronicles. Il continuera peut-être sous une autre forme, sous un autre nom, on verra, je n’ai encore rien décidé. Une page doit se tourner et une autre, blanche, s’ouvrir. Celles et ceux qui savent ce que représentent les proverbiales pages blanches pour qui aime les noircir de mots ou de dessins comprennent sans doute la difficulté d’une telle décision, aussi pénible que nécessaire.

© Claude El Khal, 2020