Le regard de Samir (ou les coulisses d’une révolution ratée)


Après m’être laissé aller à une certaine nostalgie romantique du soulèvement populaire de Février-Mars 2005, il était temps de m’y replonger, pour tenter de comprendre comment un mouvement aussi prometteur, une révolution en devenir, s’était transformé en ratage complet.

Je ne vais évidemment pas me lancer ici dans une analyse de tous les facteurs qui ont conduit à ce ratage. Il faudrait pour cela écrire un livre. Je vais me concentrer sur l’un des symboles les plus frappants –sinon le plus frappant, du soulèvement : le sit-in de la place des Martyrs, au cœur de Beyrouth.

Quand ce dernier a commencé, quelques-uns ont planté une tente, puis deux, puis trois.

Rapidement, autour de la célèbre statue, un véritable camp s’est mis en place.

Ce camp était une chance. Une chance unique. Salutaire. Celle de démontrer qu’un autre « vivre ensemble » était possible. Que les Libanais n’avaient plus besoin, pour continuer à coexister, des codes et schémas archaïques qui régissaient la société. Que ces codes et schémas étaient un frein au développement réel du pays, et empêchaient tout progrès véritable.

Loin des divisions confessionnelles et claniques, les campeurs auraient pu s’organiser en corporations. Corporations de métiers, par exemple. Brisant ainsi les frontières confessionnelles et politiques, créant une véritable mini-société mixte, où l’appartenance à telle ou telle confession, à tel ou tel clan politique, ne définirait plus l’individu. Ni sa place au sein du groupe et de la nation.

Surtout qu’une grande partie des campeurs étaient des étudiants –porteurs non seulement de changements et de remise en cause de l’ordre établi, mais aussi et surtout, de renouvellement des forces vives du pays, tant économique que sociétale.

Tout était donc propice à une démonstration par l’exemple. Une expérience de laboratoire pour un nouveau contrat social, en quelque sorte.

Malheureusement, ce brave petit monde a eu la désastreuse idée de se diviser en tribus (qaba2el). Chaque tribu représentant un clan politico-confessionnel. Ils ont même poussé la gageure jusqu’à partager le camp en différents territoires tribaux clairement définis. Un cordage de démarcation séparant les tentes des uns, des tentes des autres. Puis chacun s’est calfeutré derrière le sigle de son clan, sous le portrait géant de son chef.

«Chacun chez soi et les drapeaux seront bien gardés», aurait pu être leur adage.

De fait, ceux qui réclamaient un Liban nouveau avaient reproduit à petite échelle ce que leurs aînés avaient jadis créé au niveau national.

Répétant les mêmes erreurs, ils ont forcément récolté les mêmes fruits. Des heurts entre les différents groupes ont rapidement commencé. Devenant, jour après jour, de plus en plus violents. Quand la décision de démanteler le camp fut prise, alors que j’objectais –arguant que le moment n’était pas encore venu, je me suis vu répondre vertement : « tu préfères qu’il y ait un mort ? »

Mais les actes de violence, relativement isolés, n’ont pas été la cause unique du démantèlement du camp. Les véritables raisons étaient la division profonde qui s’était creusée entre les différentes « tribus », et leur incapacité manifeste de vivre ensemble.

Officiellement, les spin-doctors ont dit que les revendications des manifestants ayant été satisfaites, le sit-in n’avait plus raison d’être.

Mais cette tartufferie n’a trompé personne. Aucune véritable revendication n’avait encore été pleinement satisfaite : les troupes syriennes étaient toujours stationnées au Liban, le régime policier était toujours en place, les leaders exilés et emprisonnés n’avaient toujours pas repris le chemin du retour ni celui de la liberté.

En réalité, les querelles des chefs s’étaient répercutées à l’intérieur des tentes. Les campeurs se faisant le relais des humeurs et des conflits de leurs aînés. Une moitié des campeurs a fini par plier bagages, alors que l’autre est restée. Pour mettre un peu de fard sur cette tragédie, tout le monde s’est embrassé devant les caméras de télévision.

Pour comprendre l’étendue du désastre, il fallait regarder les yeux de Samir Kassir, l’un des architectes, et sans doute l'âme véritable, du soulèvement.

Assis sur une pierre froide au pied de la statue des Martyrs, entourés par les graffitis des premiers jours, caché derrière la fumée des cigarettes qu’il fumait à la chaine, on pouvait lire dans son regard toute la détresse d’un noyé, mais aussi, et plus grave encore, une sourde résignation.

C’est dans ce regard que j’ai compris que nous avions perdu. Fondamentalement perdu.

Parce que l'essence même du changement, le principe premier de toute évolution, manquait à cette révolution : la révolte contre le père.

Tout régime autoritaire, quelle que soit sa forme, est par définition paternaliste. Il affirme que le peuple n'est pas assez responsable pour se diriger lui-même. Et lui impose des règles restrictives pour son bien.

Il est le père, celui qui sait, qui décide, celui dont la parole est sans appel, celui qui protège et punit. Face à ça, le soulèvement, ou la révolution, est l'acte nécessaire d'un peuple pour passer à l'âge adulte. À la citoyenneté.

Une révolution sert donc à symboliquement tuer le père. Pour que le peuple sorte de l'état d'infantilisme imposé par ses dirigeants, et prenne en charge son destin.

Certains malheureusement prennent le symbole à la lettre et assassinent le père, comme les révolutionnaires français ont fait avec leur roi, et les insurgés libyens avec leur guide. D'autres cherchent simplement à déposer le père, lui intimant que son rôle est terminé, et qu'il est grand temps qu'il rentre chez lui, profiter de sa retraite. Comme les mouvements étudiants aux Etats-Unis et en Europe dans les années 60, notamment Mai 68 en France.

Au Liban on ne tue pas le père, on ne le dépose pas, on en est l'extension, le clône, né pour le remplacer, presque à l'identique, comme on change les sièges d'une seule et même voiture. Et le soulèvement de 2005 ne fait pas exception. Il n'a proposé aucun changement profond, aucune fracture réelle avec le passé. Il n'a fait que reproduire les schémas paternels, et s'est forcément retrouvé face à la même impasse.

Donc tant que les nouvelles générations ne seront que les piètres avatars de leurs pères, aucune révolution ne sera possible, qu'elle soit politique, sociale, économique ou culturelle. Et le Liban continuera à être divisé en principautés tribales, balloté au rythme des intérêts claniques et des petits arrangements entre ennemis.

À l'instar de ce campement de la place des Martyrs, qui s'est voulu novateur, mais qui a fini par péricliter, puis par disparaître.

Sous le regard amer de Samir Kassir.



© Claude El Khal, 2012