Maid in Lebanon


Elle crie, elle supplie, elle pleure. L’homme l’attrape par les cheveux et la traine de force vers sa voiture.

Des badauds regardent, sans bouger. Sans réagir. Sans intervenir.

La scène se passe en plein jour, devant l’ambassade d’Ethiopie à Beyrouth. La jeune femme violentée est éthiopienne. C’est une «employée de maison», comme on les appelle poliment. Une «bonne», comme on dit plus couramment.

L’un des badauds a l’heureuse idée de filmer ça avec son téléphone portable. Puis de l’envoyer à un journaliste télé. Le soir, aux nouvelles, la scène fait la une. Le lendemain, elle est sur Youtube. Puis sur Facebook. La toile s’enflamme. La blogosphère s’indigne. Les internautes crient au scandale. À la honte. À l’insupportable. À l’inacceptable.

Sous l’impulsion du Président de la République –qu’il en soit mille fois remercié, le gouvernement s’empare du dossier. L’omerta, la loi du silence, est brisée. La plaie est désormais exposée au regard de tous. Le pus qui risque d’en sortir va en choquer plus d’un.

Il y a près de 200 000 employées de maison travaillant au Liban. Elles viennent des Philippines, de Madagascar, du Sri Lanka, du Népal, du Bengladesh ou d’Ethiopie. Laissant souvent derrière elles maris et enfants, elles viennent curer nos chiottes, laver nos sols, repasser nos chemises, faire nos courses, et accessoirement élever nos gosses.

Malheureusement, beaucoup ne repartent jamais. Non pas parce qu’elles se plaisent au Liban, qu’elles aiment sa joie de vivre, son hommos et sa taboulé, et qu’elles veulent y vieillir en paix dans le bonheur ombragé des oliviers, mais parce qu’elles y meurent.

Selon une étude de Human Rights Watch, leur taux de mortalité est alarmant. Et les causes de cette mortalité sont effrayantes.

Quelques chiffres effarants : Entre 1997 et 1998, sur 95 domestiques retrouvées mortes, 40 s’étaient suicidées, 24 étaient tombées accidentellement des balcons d’appartements qu’elles essayaient de fuir, et 2 ont été purement et simplement assassinées.

Les années qui ont suivi n’ont pas été moins terribles.

Face à cette situation, les Philippines, l'Éthiopie, le Népal et Madagascar, ont interdit à leurs ressortissantes de venir travailler au Liban. Mais beaucoup continuent d’affluer, fuyant l’extrême pauvreté qui sévit dans leur pays.

Comme, sans doute, cette jeune éthiopienne à terre, en larmes, tuméfiée, humiliée.

Samedi soir, en prime time, une télé locale a organisé un débat autour de l’affaire. L’invité vedette était le «wakil», le sponsor, le patron du bureau de recrutement à travers lequel la jeune éthiopienne avait été engagée, l’homme que la vidéo amateur montrait en flagrant délit de maltraitance.

Évidemment, la jeune femme n’était pas là pour témoigner, pour donner sa version des faits.

On a expliqué qu’elle avait des problèmes psychologiques. Qu’elle était folle. Que ce jour-là, elle était en pleine crise d’hystérie. Que la force avait été le seul moyen de la maitriser.

Mais qui en a décidé ainsi ? Et selon quels critères ? A-t-elle été vue par un médecin ? Par un psychologue, par un psychiatre ? Où est-elle aujourd’hui ? Quelle est son histoire ? Quel est son nom ?

Le saura-t-on jamais ?

À la fin de l’émission, le présentateur a annoncé que la chaine a reçu un nombre impressionnant d’appels durant le débat. Et que l’écrasante majorité de ces appels affirmaient leur soutien au «wakil» et dénonçaient la maltraitance des employeurs libanais PAR leurs «bonnes» étrangères !

Visiblement choqué par cette obscène démonstration de mauvaise foi et de manque d’humanité, il a annoncé ça, la voix nouée et le regard honteux.

Bien sûr, il ne faut jamais généraliser. Tous les Libanais ne sont pas des salauds, et toutes les employées de maisons ne sont pas maltraitées.

Mais pour toutes celles qui le sont. Pour toutes celles qui ne voient de salut que dans la mort. Pour toutes celles à qui on a nié le droit le plus fondamental, celui d’être traité comme des êtres humains, nous avons le devoir d'ingérence.

Parce qu’enfin, si nous ne défendons pas les droits les plus élémentaires de ces femmes, comment pouvons-nous prétendre défendre les droits de l’homme au Liban et dans le monde arabe ?

À bon entendeur, etc.


Note : La jeune femme s'est suicidée le 14 Mars 2012. Elle s'appelait Alem Dechasa, elle avait 33 ans.


© Claude El Khal, 2012