Liban, corps rompu

Le corps brisé, ensanglanté, agonisant, de Georges el-Rif, un père de famille sans histoire, n’est pas sans rappeler l’état dans lequel se trouve le Liban.

Après un bénin incident de la route, Georges el-Rif, a été roué de coups puis poignardé à plusieurs reprises, en plein jour, dans une rue animée du quartier d’Ashrafieh à l’est de Beyrouth, sans que personne ne lui vienne en aide.

Selon sa femme, Roula, aujourd’hui veuve, un député aurait assisté à la scène du haut de son balcon, sans que ses gardes du corps, pourtant nombreux, ne s’interposent pour arrêter l’agresseur – un personnage violent dont les antécédents criminels étaient pourtant connus des services de police.



En réalité, et au risque de choquer, le problème n’est pas l’agression barbare elle-même, aussi monstrueuse et tragique soit-elle. Des agressions pareilles, il y en a partout dans le monde. Des gens qui assistent sans broncher à un meurtre est aussi, regrettablement, une situation très commune.

Contrairement à ce beaucoup ont dit ou écrit, ce n’est pas un mal spécifiquement libanais.

Ce qui l’est par contre, c’est l’impunité.

Même si l'agresseur, un certain Tarek Yatim – homme de main d'une "personne influante", comme l'ont présenté les médias –  est aujourd'hui entre les mains de la police, l’impunité au Liban est un fléau qui dévore la société sans que personne ne s’émeuve vraiment. Sans que personne ne cherche à véritablement y remédier. Ni les hérauts de la liberté et de la souveraineté, ni les chantres de la réforme et du changement.

Mais cette impunité n’est pas généralisée. Elle ne s’étend pas à tout le monde. Les lois, souvent d’un autre temps, sont appliquées avec un zèle excessif par des forces de l’ordre dont les pratiques moyenâgeuses font souvent la une des journaux.

Mais ici, les lois ne s’appliquent généralement qu’aux plus pauvres, aux plus honnêtes et aux moins dangereux des Libanais. Si vous n’avez pas les moyens d’acheter les grâces des politiques, si vous êtes des citoyens honnêtes qui essayent tant bien que mal de survivre dans un pays en complète perte de valeurs, si vous n’avez pas de milice personnelle, si vous n’êtes par armés jusqu’au dents, si vous êtes, somme toute, inoffensifs, les lois vous tombent dessus comme le ciel sur la tête des Gaulois.

Et quand les lois tombent, elles ne sont pas seules. Elles sont souvent accompagnées d’une pluie d’injures et de coups de poings. Les arrestations se terminant, dans la majorité des cas, par l’humiliation des personnes arrêtées, avant même que la justice ne se prononce.

Quant à la justice, elle est aussi à plusieurs vitesses. Les pires criminels, assassins ou voleurs, de l’histoire du Liban moderne, n’ont jamais été inquiétés. Bien au contraire. Ils ont eu droit aux honneurs de la République. Ils ont été nommés aux postes les plus prestigieux. Et se partagent avec gourmandise la manne que représente un pays en coupe réglée. Distribuant généreusement faveurs et services à leurs amis et leurs proches, leurs sbires et leurs hommes de mains, leurs obligés et leurs complices.

Le Liban d’aujourd’hui n’est pas fait pour les hommes et les femmes honnêtes. Il ne fait pas bon y vivre si vous n’êtes pas, d’une façon ou d’une autre, liés à l’oligarchie corrompue qui dirige ce pays depuis trop longtemps.

Si le Liban a besoin d’une révolution, ce n’est surement pas celle du cèdre, du thym ou du fenouil.

La véritable révolution dont le Liban a besoin est celle de l’honnêteté, de l’intégrité et des droits des citoyens. Tout le reste, comme disait Bukowski, "n’est que romantisme grandiose".

Romantisme dont raffole notre élite intellectuelle autoproclamée. Qui nous le sert à toutes les sauces. Et qui, au lieu d’être la conscience d’un peuple, n’est finalement que l’idiote utile d’une "société du crime" et de l’impunité scandaleuse dont elle jouit.

Si j’ai choisi de publier la photo du corps ensanglanté et agonisant de Georges el-Rif, moi qui ai en horreur le gore sensationnaliste si prisé par les médias locaux, c’est pour pouvoir bien la regarder, bien s’en imprégner. Pour enfin comprendre que c’est le Liban entier qu’elle représente.

Le Liban, ce pays de marchands qui, par la grâce d’une corruption généralisée et institutionnalisée, est devenu un pays de vendus.


© Claude El Khal, 2015