Je ne suis pas "pro-palestinien"


Quand j’étais enfant, je ne savais pas ce qu’était la Palestine. Mes parents en parlaient peut-être, mais jamais devant moi. La première fois que j’ai entendu le mot "palestinien", j’avais sept ans. Ce jour-là, ou plutôt ce soir-là, ma mère est entrée en trombe dans ma chambre, m’a sorti du lit, pris dans ses bras et s’est précipitée vers la porte de l’appartement où nous attendait mon père, le visage fermé, tourmenté. Dehors, on entendait le tonnerre. Dans la cage d’escalier, des voisins, torches électriques à la main, dévalaient les marches, certains en pyjama, d’autres en chemise de nuit. Rapidement, nous nous retrouvâmes tous entassés dans un couloir chez les voisins du premier étage. Le tonnerre tonnait de plus belle et les éclairs déchiraient l'obscurité. "Les Palestiniens nous attaquent", dit quelqu’un. "Que Dieu garde nos combattants", dit un autre. "Que la Vierge nous protège", murmura une voisine, les doigts serrés autour de son chapelet.

Depuis, je me mis à détester les Palestiniens. À cause d’eux, j’avais dû changer d’école. Le lycée français de Beyrouth où j’allais était dans une zone sous leur contrôle. On ne pouvait plus y accéder sans risquer d’être tué ou kidnappé. Du jour au lendemain, je n’ai plus eu de nouvelles de mes camarades de classe. Et je n’ai plus jamais revu le doux visage de la fille que j’aimais en secret. À cause d’eux, nous passions nos nuits dans la cave à mazout de l’immeuble où une radio de fortune crachait des flashs d’information porteurs d’angoisse et d’effroi. Petit à petit, cette réalité presque irréelle était devenue notre quotidien, notre routine. Certaines journées étaient calmes, j’allais à l’école du coin, je jouais avec les copains du quartier, mais la plupart des nuits, les Palestiniens nous bombardaient.

Quand le camp palestinien de Tall el-Zaatar est tombé, mon quartier d'Ashrafieh, à l'est de la capitale libanaise, a crié victoire. Ce camp, dont le nom de "colline du thym" promettait des senteurs délicates, nous tenait à portée de canon et avait soumis nos vies à un enfer d’incertitude. Qui allait être fauché, emporté, abattu comme un rien? Quand viendra notre tour ou celui d’un être cher? La nouvelle de la prise du camp s’était accompagnée d’un immense souffle de soulagement. Les combattants tiraient en l’air avec leurs M-16 et leurs Kalachnikov. Moi, du haut de mon balcon et de mes trois pommes, vêtu d’un treillis militaire d'un vert incertain, je tirais avec un minuscule pistolet 9mm. Le bruit des balles était accompagné de youyous que lançaient quelques femmes à la face du ciel. C’était un jour heureux.

Un peu plus tard, une autre nouvelle nous est arrivée. Une terrible nouvelle. Des femmes et des enfants palestiniens avaient été massacrés dès que les Fedayins s’étaient retirés de Tall el-Zaatar. Des femmes comme ma mère, des enfants comme moi, assassinés de sang-froid. Soudain, dans ma tête de gamin, les Palestiniens n’étaient plus ces Tartares tout droit sortis du Michel Strogoff de Jules Verne, des barbares hirsutes, assoiffés de haine, qui ne cherchaient qu’à nous tuer. Ils étaient d’autres nous-mêmes. Des hommes, des femmes et des enfants à qui on avait usurpé la terre et qui étaient venus mourir chez nous. Parce que leurs chefs avaient commis le péché suprême de se retourner contre leurs hôtes, dans l’espoir futile et criminel d’y établir une patrie de rechange.

Les années ont passé mais cet éveil enfantin ne s’est pas évanoui, noyé progressivement par les jours heureux et malheureux d’une vie qui se construit. Bien au contraire, il s’est enrichi de voyages, de rencontres, de lectures, de débats, de dialogues, de disputes parfois. Cette empathie confuse ressentie par le môme que j’étais, jeté malgré lui dans la tourmente d’une guerre qu’il ne comprenait pas, est devenue au fil du temps une conviction profonde. Celle que les opprimés de partout, de toutes les époques, proches ou lointaines, quelles que soient leur nationalité, leur religion, leur couleur de peau ou les raisons idéologiques ou économiques de leur oppression, représentent tous une même souffrance et un même combat.

Aujourd'hui, je ne défends pas la cause palestinienne parce que je suis "pro-palestinien", comme aiment à étiqueter les médias amateurs de raccourcis et d’opinions préfabriquées. Je défends la cause palestinienne parce que je crois à la justice, au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, au droit des hommes, des femmes et des enfants à vivre libres, dans le respect et la dignité. Parce qu’il m’est insupportable qu’un être humain puisse se décréter supérieur à un autre, de quelque manière que ce soit. Je défends la cause palestinienne parce que, moi aussi, j’ai vécu et combattu l’occupation de mon pays par une soldatesque étrangère.

Quand on lutte contre le racisme, contre le ségrégationnisme, quand on croit en notre humanité commune, quand on a fait sien ces principes fondamentaux que sont la liberté, l’égalité et la fraternité, on ne peut que défendre la cause de ce peuple occupé, brimé, humilié, dont on assassine impunément les enfants. Ce peuple fier, remarquable de courage, qui, malgré les errements souvent meurtriers de ses chefs, malgré l’indifférence des puissants, malgré les mensonges et les calomnies que distillent sans cesse les salauds de ce monde, malgré les vexations quotidiennes, malgré les prisons, les bombes et les balles des snipers, refuse de mourir, de s’effacer des livres d’Histoire, et continue ardemment à résister et à croire en son avenir.


© Claude El Khal, 2018