Président en l’absence d’un président

"Je suis le président de la République, en l'absence d'un président" aurait dit hier Gebran Bassil pendant son empoignade verbale avec Tammam Salam lors du Conseil des ministres.

Ces propos sont, au mieux, risibles. Tant que des élections législatives n’ont pas été tenues, tant que l’élection d’un président par une nouvelle chambre véritablement représentative n’a pas eu lieu, personne ne peut prétendre représenter à lui seul l’électorat chrétien. Et encore moins se prétendre président en l’absence d’un président. Même si, pour certains, cela semble justifié au nom de la lutte pour "les droits des chrétiens".

Parlons-en des droits des chrétiens. Qu’en est-il vraiment ? N’y a-t-il pas une confusion habilement entretenue entre droits et représentativité ?

Le vote de l’électorat chrétien aux législatives, selon la logique du système confessionnel libanais, devrait désigner de facto les candidats à la présidence de la République. Ces derniers seraient départis par le vote des députés, dont la majorité fraichement élue – forcément multi-confessionnelle – élirait le président.

Ce qui donnerait un président de la République autant représentatif de sa communauté que du peuple libanais dans son ensemble.

Ne pas suivre cette logique équivaut à saper la représentation chrétienne au sein du pouvoir exécutif, et par là au sein de l’Etat.

Aujourd’hui, cela est clairement le cas, et la représentation chrétienne est foulée aux pieds. Mais dire que les droits des chrétiens sont bafoués au Liban est un pas qu’il est malhonnête de franchir.

Hormis sa légitime représentativité tronquée, en quoi un chrétien a-t-il moins de droits qu’un musulman ? N’a-t-il pas le droit de voter comme n’importe quel autre citoyen libanais ? N’a-t-il pas le droit d’exprimer ses opinions en public, dans les médias ou dans la rue ? N’a-t-il pas le droit le pratiquer sa foi comme et là où bon lui semble ?

Une famille pauvre qu’elle soit sunnite, chiite ou druze n’a-t-elle pas les mêmes problèmes qu’une famille chrétienne pauvre ? Ne se saigne t-elle pas de la même façon pour envoyer ses enfants à l’école ? Ne souffre-t-elle pas autant à la porte des hôpitaux ? Un vieux chrétien a-t-il moins de sécurité sociale qu’un musulman qui n’en a aucune. Une femme musulmane ne meurt-elle pas aussi bien sous les coups de son mari qu’une femme chrétienne ?

S’il y a des droits bafoués au Liban, ce sont bien ceux du peuple libanais tout entier. Les droits à l’éducation, à la santé, au travail, à la dignité, à l’équité sociale, sont constamment piétinés par une caste oligarchique qui n’est ni musulmane ni chrétienne mais multi-confessionnelle, et férocement solidaire face aux revendications des libanais, surtout les plus défavorisés.

Faire l’amalgame entre droits bafoués et représentation tronquée, et l’utiliser comme slogan politique relève de la démagogie. Et dans le concert démagogique, chacun peut y aller de sa complainte.

Moi par exemple, je suis chrétien mais je n’ai pas le droit de devenir président de la République. Parce que je suis né grec-orthodoxe, certaines fonctions au sein de l’Etat libanais me sont constitutionnellement interdites.

N’ai-je pas donc l’obligation morale de pester contre mes droits bafoués ? Ne pourrai-je pas, pour prouver ma légitimité, brandir l’Histoire et revendiquer de grandes choses, comme la paternité du nationalisme arabe ? Ne pourrais-je pas me réclamer de personnalités prestigieuses comme Ghassan Tuéni, Fairuz et les frères Rahbani ? Ou bien jouer sur la fibre émotionnelle et sortir les photos de mes martyrs, de Gebran Tueni à Samir Kassir ? Puis, démagogue en diable, taper sur la table pour dire aux maronites, non messieurs, vous n’avez pas l’exclusivité du christianisme libanais ?

En tous cas, ça ne serait pas plus ridicule que d’affirmer : "Je suis le président de la République, en l'absence d'un président."


© Claude El Khal, 2015