SANTÉ BEAUTÉ - Chronique nº 8 : Pardon my French


Dans les années 70, mon père écrivait en français.

Et c’était pas des bluettes qu’il écrivait le bougre. Droits des femmes, libération sexuelle, émancipations. Il avait même écrit un mode d’emploi pour changer la société, réellement, profondément. Une œuvre fondatrice et révolutionnaire. Il avait appelé ça Terra-Nova. C’était un peu grandiloquent, mais le grandiloquent, c’était dans l’air du temps de ces années-là.

Dans les années 70, au Liban, la liberté d’expression, c’était pas vraiment ça. À moins d’avoir une keffieh sur les épaules ou une croix tatoué sur le front. Il n’avait ni l’une ni l’autre, mon père. Pourtant il écrivait ce qu’il voulait. Personne n’y trouvait à redire.

Un beau matin, le voilà t-y pas qu’il se met à écrire en arabe, l’hurluberlu. Non mais quelle idée, quelle lubie !

En deux temps trois mouvements, le Deuxième Bureau est venu frapper à sa porte. À notre porte. Le Deuxième Bureau, pour ceux qui ne se s’en souviennent pas, c’était l’Inquisition de l’époque. Qui voyait tout, qui entendait tout, et nous empêchait de sombrer dans les affres d’un monde décadent et dissolu.

Donc, le Deuxième Bureau est venu frapper à notre porte, et a expliqué poliment à mon père, qu’il était bien gentil, que ce qu’il écrivait en français était bien mignon, mais écrire en arabe, ça non ! Un non catégorique, final, sans appel. Sinon pan-pan cul-cul. Et gégène sur les tétons.

Pas très friand du téton cramé au courant alternatif, et pas très amateur non plus du ferme-ta-gueule, mon père a fait sa valise et s’est exilé en France.

On dit qu’on hérite des qualités de ses parents, mais aussi de leurs tares. J’ai donc hérité de cette tare fondamentale qu’était l’écriture. À cette bienheureuse malédiction, j’ai ajouté le cinéma. Mais ça, c’est mon côté rebelle post adolescent.

Au début des années 2000, alors que le Syrien se pavanait dans Beyrouth comme un Allemand à Paris du temps de la Grande Vadrouille, je décidais de dénoncer tout ça dans un petit film.

« Beau Rivage ». Beau titre, très à propos. Imaginez un film appelé « Kommandantur » durant l’époque heili heilo… Grandiose ! Epique !

J’imaginais, tremblant, qu’on m’y inviterait, au Beau Rivage. Pour boire un café, comme ils disaient. Mais aussi pour me faire des papouilles avec la cafetière, le fil de la cafetière, et l’électricité qui accompagne tout ça.

J’avais peur, forcément, mettez-vous à ma place. Mais je me voyais déjà en héros de la Résistance, acclamé par mes compatriotes, immortalisé dans les livres d’Histoire. Et toutes ces choses qu’on imagine quand on n’a rien d’autre à faire qu’à se regarder le nombril.

Pourtant rien ne s’est passé. Pas de café, pas de cafetière et pas de fil de la cafetière.

Pourquoi ? Parce que le film était en français, bien sûr.

Qui allait comprendre ? Les francophones, ces bourgeois pomponnés plus occupé à se faire les ongles qu’à fonder une nation ? Les Français, qui depuis De Gaulle n’existent pratiquement plus sur le grand théâtre du monde ? Les Sénégalais ? Ah la bonne blague ! Les Canadiens ? Hahaha, elle est encore meilleure celle-là !

Quand Samir Kassir écrivait en français, on lui faisait des reproches, le sourcil sévère et l’index réprobateur. Mais quand il s’est mis à écrire en arabe, là c’est devenu une autre paire de manche. Les reproches sont devenues des filatures, le sourcil sévère, de claires menaces et l’index réprobateur, une bombe dans sa voiture.

Samir Kassir est mort d’avoir écrit en arabe. D’avoir dit les choses dans la langue de ceux qui pouvaient réellement faire les révolutions : les peuples arabes. Ecrasés, terrorisés, humiliés, ils ont fini par se soulever et par écrire eux aussi. En Arabe. Samir Kassir aurait aimé voir ça.

Mais au Liban, on n’en est pas encore là. Nos révolutions restent à faire. Elles nous attendent, comme à un rendez-vous d’amour.

Alors allons à ce rendez-vous en fredonnant en français, puisque le français est le dernier îlot de liberté dans ce pays en proie à toutes les intolérances.

Fredonnons et écrivons. Ecrivons dans les journaux, les magazines, les blogs. Ecrivons sur Facebook, sur Twitter, sur Google et dans tous ces forums aux noms incongrus que nous offre le world-wide-web. Ecrivons sur les façades d’immeubles, sur les ponts, sur les panneaux publicitaires. Ecrivons sur toutes les surfaces prêtes à accueillir nos mots.

Parce qu’écrire en français, c’est aussi faire résonner les voix de Voltaire, de Beaumarchais et de Victor Hugo. Les voix de Cyrano, de Camus, et de Jaurès.

Ils n’écrivaient pas en arabe, certes, mais ils étaient foutrement dangereux.

Mais chut, ne le répétez surtout pas, on pourrait nous entendre. Et frapper à notre porte, ou nous offrir un café.


Publié dans "Santé Beauté" - Septembre 2011