Ma Roquette à moi


Ce qui s’est passé rue de la Roquette à Paris, le 13 juillet, m’a profondément bouleversé.

Cette charmante rue du 11ème arrondissement qui serpente entre les métros Bastille et Voltaire n’était pas, dans les années 80, ce lieu coloré que nous connaissons aujourd’hui, parsemé de petits restaurants branchés et de magasins vintage.

Mais elle était le symbole d’une France qui disparaît chaque jour un peu plus. Une France que des affrontements communautaires, comme celui du 13 juillet, n’en finissent pas d’empoisonner.

Quand on entrait, la nuit, dans la rue de la Roquette par Bastille, les dernières lumières disparaissaient peu après la rue de Lappe. Plus on avançait vers Voltaire, plus la rue s’assombrissait. Toujours presque déserte, silencieuse et inquiétante.

Nous nous donnions souvent rendez-vous, non loin de la synagogue, pour aller en quête de fêtes, ou tout simplement d’un lieu agréable où vous pouvions être ensemble, écouter du Funk, boire un coup, manger un bout, rire et attendre dans l’insouciance l’âge adulte qui venait sans se presser à notre rencontre.

Le lexique communautariste d’aujourd’hui nous aurait catalogués comme une bande de jeunes chrétiens, juifs et musulmans d’origines diverses, du Maroc ou du Sénégal, d’Alsace ou de Pologne, d’Espagne ou de Bretagne, et j’en passe.

Beaucoup étaient nés en France, d’autres, comme moi, avaient vu le jour sous des cieux plus exotiques.

A l’époque je faisais l’acteur et vivait la vie de bohême. J’étais sans le sou et j’habitais chez une copine. Comme dans la chanson de Renaud.

Le petit studio qui me servait de havre, mais aussi accessoirement de point de rencontre pour les copains, se trouvait dans un carré d’immeubles presque insalubres, au fond d’un couloir sombre, en haut d’un escalier branlant. Nous l’appelions "Le Taudis" (immortalisé par le groupe Funk, aujourd’hui culte, Malka Family, sous le titre "Taudis Groove".)

Qu’importait alors que je fut libanais -dont les arrières grands parents furent dépossédés de leurs maisons à Haïfa en Palestine, de leurs terres et leurs champs d’orangers, et qu’elle fut juive. Nous étions amis. Nous nous aimions. Tout simplement.

Comme nous tous d’ailleurs, quelle que fut notre "origine" ou notre foi.

Pourrions-nous aujourd’hui nous réunir sans que le sujet si brulant d’Israël et de la Palestine ne viennent assombrir nos retrouvailles, sans qu’une rixe n’éclate et ne brise nos innocentes et joyeuses réminiscences ?

Je ne sais pas. Mais je refuse de le croire.

Tout ce que je sais c’est que cette petite bande de jeunes et joyeux fêtards était la preuve indiscutable qu’une vie ensemble est possible. Que le communautarisme et la haine qui l’accompagne ne peuvent pas et ne doivent pas triompher. Que nous sommes tous, au delà du hasard de notre naissance et au delà des considérations géopolitiques, des individus qui peuvent s’accepter et, pourquoi pas, s’aimer.

C’était ça la France. C’était ça la République Française. Qui m’a accueilli, encore môme, alors que mon pays était ensanglanté par la haine communautaire, qui m’a adopté et m’a nourri de ses valeurs universelles.

Ces valeurs que les gouvernants français d’aujourd’hui piétinent en silence, dans les salons feutrés de l’hypocrisie et du cynisme. Et laissent se produire, par négligence, par incompétence ou par calcul nauséabond, des incidents intolérables comme celui du 13 juillet. 


© Claude El Khal, 2014