Estekrad & Nawar


Réagissant à la chronique "Estekrad", deux lecteurs ont apporté un éclairage précieux qu’il me fallait partager avec vous.

Le mot estekrad ne serait pas dérivé de kerdé (kurde), comme beaucoup de libanais le pensent et comme je l’ai écrit –toutes les personnes que j’ai interrogé avant de rédiger la chronique étaient pourtant unanimes, mais de kroudé, qui veut dire "idiot". A titre d’exemple, ils citent l’expression, sans doute héritée des ottomans : kroudé yeksab (l’idiot gagne) quand un joueur gagne malgré qu’il ait très mal joué.

Je suis infiniment reconnaissant envers ces deux lecteurs, ce soir je dormirai moins kroudé.

Malheureusement, cet éclairage ne change pas le fait que kerdé soit une insulte au Liban. Bien qu’après la résistance héroïque des kurdes d’Irak et de Syrie, peu osent encore l’utiliser.

Ce racisme dans l’injure ne se limite pas aux kurdes…
L’une des insultes les plus fréquentes au Liban est le mot nawré (singulier de nawar). Hier encore, réagissant aux tirs de joie de partisans d’un parti politique, des libanais bien nés, qui ont pourtant vécus en France et dont beaucoup en possèdent le passeport, n’ont pas hésité à l’employer sur les réseaux sociaux.

Les Nawars sont un peuple nomade originaire du sous-continent indien. Ils sont les gitans du Moyen Orient, les roms des pays arabes. On les trouve non seulement au Liban, mais aussi en Syrie, en Irak, en Palestine, en Jordanie et même, selon Wikipedia, en Afrique du nord.

Imaginez des français insulter quelqu’un en le traitant de gitan ou de rom… Ça serait tout simplement inacceptable, et même dans certains cas puni par la loi. Je dois avouer que l’entendre ou le lire de la part de libanais, francophones de surcroit, qui se prétendent passionnément Charlie, me donne non seulement la nausée, mais aussi des fourmis dans la paume de mes mains, qui, si je ne les retenais pas, iraient avec bonheur s’écraser sur les joues tendres de ces fils et filles de bonne famille aussi ignorants qu’arrogants.

Mais c’est oublier que leurs parents, comme le reste de la population d’ailleurs, ne disaient pas aswad pour désigner un Noir, mais 3abed, qui veut dire "esclave".

"Le langage fabrique les gens bien plus que les gens ne fabriquent le langage", disait Goethe.

A bon entendeur, etc. 


© Claude El Khal, 2015