Le 13 Octobre aurait-il pu être évité ?

Depuis son retour d’exil en Mai 2005, le général Michel Aoun a répété à plusieurs reprises qu’il savait avant le 13 Octobre 1990 que la décision d’en finir avec lui avait été prise par la communauté internationale. Donnant ainsi le feu vert à l’assaut de l’armée syrienne sur le palais de Baabda et les régions encore sous le contrôle de l’armée libanaise.

Ce que confirme le général Salim Kallas, alors commandant de la célèbre 8ème brigade de l’armée, dans un témoignage inédit publié par le quotidien francophone L’Orient-Le Jour.

De ce fait, n’aurait-il pas mieux valu éviter une bataille meurtrière à une population certes déterminée et courageuse mais néanmoins épuisée par de longs mois de guerre et de blocus ? En annonçant la reddition quelques heures ou même quelques minutes avant l’assaut, comme ce fut le cas un peu plus tard sous le pilonnage syrien ?

On ne pouvait pas se rendre sans baroud d’honneur, me répète-t-on depuis 25 ans. Pour l’Histoire. Pour faire la preuve indiscutable que c’est par la force des armes que le Liban a été vaincu et occupé.

Soit.

Mais tout commandement militaire se doit de préparer plusieurs scénarios, se préparer à différentes éventualités. Aurait-il été si compliqué de donner aux commandants des brigades qui défendaient les divers fronts l’ordre préalable de se rendre après les premiers combats si l’armée syrienne utilisait l’aviation ? Le baroud d’honneur aurait eu lieu et la preuve de l’occupation par la force aurait été irréfutable.

Il est difficile de comprendre pourquoi une telle disposition n’a pas été prise. Mais admettons que dans l’effervescence passionnelle de cette période-là, un tel scénario fût oublié…

Pourquoi alors, après la reddition du général Aoun à 9h, les soldats de l’armée ont continué à se battre jusqu’à presque 15h ? Les communications étaient coupées, ou brouillées, dit la version officielle. Mais aurait-il été impossible d’envoyer des soldats ou des officiers, même sous les bombardements aveugles de l’armée syrienne et de ses alliés, prévenir leurs camarades au front que la bataille était terminée ? Évitant ainsi le massacre de brigades entières de l’armée et nombre de civils.

"Le 13 octobre 1990, à sept heures du matin, suite au bombardement par l'aviation syrienne du palais présidentiel, le général [Aoun] me téléphona pour une évaluation de ce développement tragique, écrit le général Salim Kallas dans L’Orient-Le jour. C'était clair, un feu vert international pour mettre fin à la "rébellion" avait été donné. Je proposai au général de déployer ma brigade, qui était alors positionnée en réserve, pour défendre le palais présidentiel et le ministère de la Défense, mais il insista pour que je me conforme aux ordres du directeur des opérations de l'armée pour soutenir les divers fronts. (…) Une demi-heure plus tard, et à ma grande surprise, j'appris que les médias diffusaient en flash un communiqué de résignation du général Aoun. (…) Sur-le-champ, je contactai l'ambassade [de France, où le général Aoun s’était précipitamment rendu pour négocier un cessez-le-feu conformément à la demande du "président" pro-syrien Elias Hraoui – selon le récit de l’ambassadeur de France d’alors, René Ala, rapporté par le journaliste et diplomate français Daniel Rondeau dans son livre "Chroniques du Liban rebelle" -NDA].

"Quand j'eus le général à l'autre bout de la ligne, continue le général Kallas, je lui demandai de m'expliquer les motifs de son désistement et de sa présence à l'ambassade. Il chercha à couper court à la discussion en affirmant que c'était là une décision internationale à laquelle nous ne pouvions faire obstacle, et me demanda de rallier le commandement du général [pro-syrien] Émile Lahoud."

"Sur les fronts, cependant, l'appel du général ne fut pas reçu, écrit-il, les combats s'intensifiaient, la défense s'acharnait et les pertes s'accumulaient. Je pris alors l'initiative de bloquer la zone de déploiement de ma brigade, face à toute force syrienne qui tenterait de pénétrer mon dispositif, et communiquai ma décision au directeur des opérations, le général Jean Farah. En même temps, je donnai l'ordre au bataillon d'artillerie de la brigade de continuer de soutenir les soldats déployés sur les fronts de défense face à l'attaque syrienne. Durant cette journée, et jusqu'à l'arrêt des combats, les canons de 155 m/m du 85e bataillon tirèrent à cette fin plus de 800 obus. Cette bataille fut inéquitable, les unités de défense se trouvant débordées par le nombre des assaillants et délaissées à l'initiative personnelle de leur chef de terrain."
De 9h à 15h, six heures de combat acharnés… Six longues heures.

J’attends encore, comme beaucoup qui étaient à Baabda ce jour-là, des réponses convaincantes à ces interrogations gênantes, oppressantes.

Plus j’y pense, moins je comprends. Mais plus je me rends compte que le 13 Octobre aurait-il pu être évité ? n’est pas la bonne question. La vraie question devrait sans doute être : pourquoi le 13 Octobre n’a-t-il pas été évité ?

En me posant cette question, je ne peux m’empêcher de penser à tous ceux qui sont morts ce jour-là. Tous ces soldats, ces lions, qui se sont battus jusqu’au bout, pour que vive l’idée d’un Liban libre, indépendant, démocratique et souverain. Tous ces anonymes, qui s’étaient dressés contre l’inévitable, l’inacceptable logique de la realpolitik internationale. Et qui s’étaient érigés en bouclier humain, protégeant le général Aoun et le palais présidentiel de Baabda, alors derniers symboles d’une nation libre et fière.

Je ne peux m’empêcher de penser à tous ceux qui ont été capturés ou enlevés, puis envoyés en Syrie. Et qui ne sont jamais revenus. Sans que rien n’ait été fait pour éviter ça.

Décidément, même après 25 ans, la pilule du 13 Octobre n’est toujours pas passée.

Et ne passera probablement jamais.


© Claude El Khal, 2015