Pourquoi eux et pas nous ?

Au lendemain de l’attaque contre Charlie Hebdo, le monde entier a crié "je suis Charlie". Au Liban, au Liban seulement, on a ressorti les photos de nos martyrs à nous et on les a exhibé partout sur les réseaux sociaux.

Pourquoi juste Charlie, demandait-on, pourquoi pas nos martyrs à nous ? Peu importe si ces martyrs (comme on aime ce mot de par chez nous) ont été assassinés il y a plusieurs années. Peu importe si personne d’autre au monde n’a eu l’indécence de vouloir tirer la couverture solidaire vers soi.

Et nous, et nous, a-t-on pleurniché. Et bien sûr, "je suis Beyrouth" a fleuri un peu partout sur les murs facebookiens.

Y avait-il eu la veille une attaque similaire à Beyrouth ? Non. Alors pourquoi "je suis Beyrouth" alors que c’était complètement hors sujet ? Beyrouth aussi a souffert, nous aussi nous avons souffert, ont-ils assené. Pourtant d’autres ont souffert, autant sinon plus que nous, mais les a-t-on entendu s’en plaindre ce jour-là ? Les a-t-on vu brandir les photos de leurs martyrs ? Les a-t-on vu s’écrier je suis Baghdad ou Alep, par exemple ?

Juste après le double attentat terroriste de Bourj el-Barajné, comme après tous les attentats précédents d’ailleurs, personne ou presque n’a mis le drapeau libanais en filigrane de sa photo de profil sur Facebook. Personne ne s’est soucié de pouvoir avoir recourt à un service similaire au Safety Check de Facebook. 

Nous sommes pourtant un peuple créatif, que des applis voient le jour chaque mois au Liban, des applis qui proposent toutes sortes de services pratiques. Nous sommes pourtant, malheureusement, la cible fréquente des terroristes de tous bords. Mais, curieusement, point d’applis similaire au Safety Check. Ce manque n’a jamais, à ce que je sache, ému qui que ce soit. Ni avant, ni après Bourj el-Barajné.

Mais voilà que des attentats sans précédent se produisent à Paris. Et Facebook de lancer son Safety Check pour les attaques terroristes (il n’était utilisé jusque là que pour les catastrophes naturelles). Et le monde entier de porter les couleurs du drapeau français en signe de solidarité

C’en fut trop pour les égocentriques que nous sommes : pourquoi eux et pas nous ? a-t-on commencé à geindre comme des enfants jaloux.

En fait, ce "pourquoi eux et pas nous" ne s’applique évidement que pour les choses superficielles : des applis sur les réseaux sociaux, des drapeaux sur des photos, quelques articles ici ou là, quelques mots prononcés par les stars ou les grands de ce monde. Alors on s’élève, on s’écrie : regardez moi, regardez nous !

Comme on aime ça qu’on nous regarde, qu’on parle de nous. Comme on est fiers quand un Libanais pète à l’autre bout du monde et que la presse internationale dit que ça sent bon. Comme elle vibre notre fibre patriotique quand une célébrité vient fouler de son auguste pied notre sol national, béni par les dieux, maudit par les hommes.

Comme on aime parler de soi ici – tellement en fait que beaucoup parlent d’eux-mêmes à la troisième personne, énonçant leur nom complet en guise de "je".

L’apparence toujours. Toujours et encore. Regardez moi, parlez de moi, admirez mon sex-appeal et ma joie de vivre, faites l’éloge de ma résilience, pleurez mes malheurs…

Ironiquement, ce "pourquoi eux et pas nous" ne s’applique jamais aux choses essentielles : pourquoi eux ont de l’eau et de l’électricité et pas nous ? Pourquoi eux ont des solutions à leur problème de déchets et pas nous ? Pourquoi eux peuvent élire leurs représentants et pas nous ? Pourquoi eux s’unissent face aux drames qui les touchent et pas nous ?

On ne pose pas ces questions parce qu’on en connaît parfaitement les réponses mais on refuse de les entendre, et encore moins de les accepter.

Parce que le problème c’est nous. Nous et personne d’autre. Parce que nous sommes superficiels, m’as-tu-vu, prétentieux, égocentriques et désespérément égoïstes. Parce que nos rapports les uns avec les autres ne sont guidés par notre intérêt personnel. Parce que nous ne sommes pas foutus de résoudre le moindre de nos problèmes.

Parce que, tout simplement, eux sont des peuples qui se respectent et pas nous.


© Claude El Khal

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