L’insoutenable hypocrisie des cons


Ce matin, au réveil, j’ai trouvé un message dans ma boite aux lettres virtuelle. Un message envoyé par une amie qui me demande "Toujours Charlie ?" en enjoignant à sa question en forme de sommation un article titré "Aylan Kurdi: Le dessin de «Charlie Hebdo» a fait pleurer le père du petit Syrien noyé". Voici ma réponse.

Quel est le sombre connard qui a montré l’immonde dessin de Riss au père du petit Aylan ? Qu’espérait-il d’autre à part lui tirer des larmes, pour ensuite en faire étalage dans les médias sous prétexte d’information. Cette personne, quelle qu’elle soit, est à mes yeux bien pire que le dessin du nouveau patron de Charlie Hebdo.

Bien sûr que le père de l’enfant allait pleurer. L’évocation même de la mort de son fils n’allait-elle pas faire ressurgir toute la peine qu’il a pu ressentir quand le petit corps inanimé fut trouvé, sans vie, échoué sur une plage ? Cette peine atroce, insoutenable de tout parent qui a perdu un enfant si jeune, qui plus est dans des conditions aussi tragiques. Imaginez si cet enfant a fait l’objet d’un dessin nauséeux...

Au nom de quel droit d’informer, certains charognards du journalisme, se sont permis une telle obscénité ? Ce qui me pousse à m’interroger non seulement sur leurs intentions, plus mercantiles et sensationnalistes que journalistiques – les larmes d’un père ça fait vendre, ça crée le buzz – mais aussi et surtout sur le fait qu’aucun d’entre eux, jusqu’à preuve du contraire, n’a posé les bonnes questions liées à la mort d’Aylan Kurdi.


Mais avant de les poser moi-même, j’aimerai dire tout le mal que je pense du dessin en question. Il est cruel, stupide et n’exprime rien. Un dessin de presse est censé formuler, conceptualiser une idée, dénoncer une réalité. Quelle idée Riss a-t-il voulu formuler ? Qu’effectivement le petit Aylan, comme tout enfant syrien réfugié en Europe deviendra triporteur de fesses en grandissant ? J’en doute.

A-t-il voulu dénoncer le racisme dont font preuve certains en faisant l’amalgame douteux entre tous les réfugiés syriens et les porcs qui se sont livrés à toutes sortes d’agressions sexuelles à Cologne en Allemagne ? Peut-être. Mais ce faisant, ne dédouane-t-ils pas ces agresseurs ? Un peu comme cette gauche européenne qui, au nom de l’antiracisme, est en plein déni de la réalité.

Si j’étais rédacteur en chef de l’hebdo satirique, je n’aurai jamais accepté de publier un tel dessin. Pas par esprit de censure bien sûr, mais par soucis de qualité. Ce dessin est une merde et n’a pas sa place dans un journal, fut-il Charlie.

Revenons maintenant aux fameuses questions que personne ne pose. Qui est responsable de la mort d’Alyan Kurdi ? Qui a poussé cet enfant à prendre une mer incertaine parce que la vie dans son village n’était plus possible ? Qui est derrière ces criminels ? Qui leur fourni armes et argent ?

Alyan Kurdi était kurde syrien. Qui combat et massacre les Kurdes en Syrie sinon la Turquie d’Erdogan – membre de l’OTAN – et sa créature, Daech ? Qui continue à renflouer les milices islamistes et jihadistes et ce faisant perpétue une guerre qui a déjà fait des centaines de milliers de morts et des millions de réfugiés sinon certains pays du Golfe alliés de la France ?

Beaucoup de ceux qui ont crié au scandale en voyant l’exécrable dessin, continuent de fermer les yeux sur les crimes de la Turquie et de Daech en Syrie. Sans parler de ceux qui, au Liban ou ailleurs, se font les avocats de certaines monarchies obscurantistes, bailleurs de fonds avérés des miliciens jihadistes qui sévissent en Syrie.

Ne sont-il pas les mêmes qui ont hurlé face aux images intolérables venues de Madaya, la ville affamée, encerclée par l’armée syrienne et ses alliés du Hezbollah, mais n’ont pas pipé mot quant au massacre de Deir-ez-zor perpétré par Daech ?

Ces gens-là, par leur abjecte hypocrisie, ne sont-ils pas la lie de l’humanité ?

Même la jolie reine de Jordanie, n’aurait-elle pas été plus inspirée – ou plus cohérente – si elle avait également dénoncé les camps d’entraînement d’islamistes syriens qui ont longtemps pullulé dans son royaume ?

L’Oscar de la réaction la plus crétine revient à ce dessinateur palestinien qui a représenté Aylan poignardé par un crayon marqué "Charlie Hebdo". C’est Charlie qui a tué l’enfant ou bien les conséquences de la guerre en Syrie et des crimes des jihadistes et de leurs sponsors ? Il est évidemment plus aisé, moins risqué surtout, d’accuser un journal et ses dessinateurs que les monstres véritables. Riss et son équipe n’iraient surement pas lui chercher des noises, alors que les autres…

Toujours Charlie ? Oui, toujours Charlie. Pour les raisons que j’ai expliquées dans une précédente chronique intitulée "Etre ou ne plus être Charlie". Mais aussi parce que lorsque la meute hurle d’une même voix, je me fais le devoir de m’éloigner – take a step back, comme on dit en anglais – et tenter de penser par moi-même.

A vrai dire, j’ai aujourd’hui plus de respect pour celles et ceux qui n’ont jamais été Charlie que pour celles et ceux qui se déclarent aujourd’hui ne plus l’être. Au moins, les premiers sont resté conséquents avec eux mêmes, alors que les seconds ont prouvé qu'ils ne font, ne pensent et n’écrivent que ce que leur dicte l’air du temps.

Des fashionistas de la pensée et de l’indignation. Plus méprisables que les pires dessins du monde.


© Claude El Khal, 2016

A LIRE : "Être ou ne plus être Charlie"