Burkini, les dessous douteux d’une polémique


Maintenant que le Conseil d’Etat - la plus haute juridiction administrative française - a suspendu l’interdiction du burkini, la France va-t-elle enfin retrouver la raison ? Rien n'est moins sûr. Non pas parce qu’elle adore les débats sans fin, mais parce que la polémique autour du burkini n’est que la partie visible d’un agenda douteux, dont les principales cibles sont les Français musulmans.

En France, on aime débattre. De tout, et surtout de rien. Quand on s’énerve, on appelle ça une polémique. La polémique c’est la version hormonale du débat. Curieusement, lors de tous ces débats et polémiques, on oublie souvent l’essentiel. On parle, on discute, on se dispute, on s’invective, on se fâche, mais on reste à la surface des choses. On se balance des slogans à la gueule, des formules toutes faites, des constructions intellectuelles qui tiennent plus des Lego que de Le Corbusier, des arguments dénichés un jour de soldes dans les rayons achalandés du prêt-à-penser.

La polémique autour du burkini (c’est l’été, les hormones printanières frétillent encore) en est la preuve la plus récente. Pour beaucoup, le burkini c’est la victoire de la religion sur la laïcité. C’est aussi l’Islam dans sa version extrême, c’est-à-dire l’islamisme. Et l’islamisme c’est la station avant le jihadisme. Alors forcément, il y en a qui hurlent "halte-là, tout le monde descend".

Mais qu'en est-il en réalité ?

En fait, les choses ne sont pas si simples. Contrairement aux idées reçues, l’islamisme n’est pas religieux mais politique. Et les groupes jihadistes, émanations sanguinaires de l’islamisme, ne sont que des instruments meurtriers au service d'objectifs purement politiques.

L’Islam n’est pas une religion nouvelle, elle n’est pas soudain apparue à l’aube du 21ème siècle. Le monde occidental que les candidats au jihad venus de partout prétendent honnir et vouloir détruire, existe depuis belle lurette. S’il était réellement perçu comme ennemi de l’Islam, comme la théorie du choc des civilisations veut nous le faire croire, les zélotes musulmans lui auraient livré bataille depuis longtemps. Ce qui est loin d'être le cas.

En effet, l’histoire du terrorisme en France après la Seconde guerre mondiale nous montre une toute autre réalité. Dans les années 50 et 60 du siècle dernier, il était lié à la lutte anti-coloniale, principalement algérienne. Les attentats étaient signés d'un côté par le Front de Libération Nationale algérien (FLN), d'inspiration socialiste et laïque, et de l'autre par l'Organisation de l'Armée Secrète (OAS), favorable à l'Algérie française.

Dans les années 70 et 80, les bombes continuaient d'exploser, mais toujours point de jihadiste à l’horizon ! Le terrorisme de ces années-là s'appelait Carlos, la bande à Baader, Action Directe et Armée Rouge Japonaise. Wadih Haddad, patron du Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP) et inventeur du terrorisme international était chrétien. Quand des musulmans s’en mêlaient, comme le sinistrement notoire Abou Nidal, ils le faisaient sous étiquette marxiste.

Après la chute du mur de Berlin et l’effondrement puis le démembrement de l’URSS, la nébuleuse terroriste d’inspiration marxiste-léniniste s’est retrouvée sans protecteur et a progressivement disparu. Certains de ses cadres se sont alors rapprochés de l’Iran, qui agitait à l’époque l’étendard racoleur de l’anti-impérialisme. D'autres se sont mis au service du colonel Kadhafi. Mais ces terroristes vieillissants n’ont pas fait long feu. Leur épopée sanglante a pris fin après l’arrestation de Carlos au Soudan et l'assassinat d'Abu Nidal à Bagdad.

Quid du jihadisme ?

Les mouvements jihadistes tels que nous les connaissons aujourd’hui sont nés en Afghanistan dans les années 80. Ils ont été créés par les Etats-Unis pour combattre l’occupation soviétique. Al-Qaeda, de l’aveu même de la candidate à la Maison Blanche, Hillary Clinton, est un produit made in Washington DC.

Daech, quant à lui, a existé grâce à l’invasion occidentale de l’Irak et son essor n’a été possible que dans une Syrie dévastée par la guerre. Abou Bakr al-Baghdadi, devenu le Calife Ibrahim, a créé son organisation dans une geôle de l’armée américaine. Il n’a pu, quelques années plus tard, fonder son état fantoche sur un important territoire à cheval sur l’Irak et la Syrie, sans l’aide – ou du moins sans l’accord tacite – des pays de l’OTAN.

Si l’agenda de Daech – et de ses nombreux clones – était religieux, ses mercenaires et ses kamikazes ne tueraient pas autant de musulmans. Quand les Talibans font un carnage au Pakistan, ce n’est pas parce que les Pakistanais refusent de se convertir à l’Islam sunnite !

A ce propos, le conflit qu’on nous présente comme sunnite-chiite entre l’Arabie Saoudite et l’Iran n’est religieux en rien. L’Arabie ne cherche pas à convertir l’Iran au sunnisme, ni l’Iran ne veut convertir au chiisme la péninsule arabique. C’est une lutte d’influence politique et économique. Si ces deux-là se font la guerre au Yémen ce n’est pas pour pousser les Yéménites à adopter telle ou telle interprétation du Coran, mais pour contrôler – entre autre – le golfe d'Aden, par où transite une importante partie du commerce mondial du pétrole.

L'Islam comme argument publicitaire

On utilise l’Islam comme argument publicitaire, pour masquer ses véritables intentions. Comme on utilisa la démocratie pour détruire des pays comme l’Irak, la Syrie ou la Libye.

Par ailleurs, quand nous y regardons de plus près, nous nous apercevons que Daech n’a pas de revendications à proprement parler. Quand Carlos mettait des bombes à Paris, c’était dans un but précis : exiger la libération de Bruno Bréguet et de Magdalena Kopp, par exemple. Quand l’Iran envoyait ses barbouzes ensanglanter la France, c’était pour récupérer les milliards que l’Etat français devait à l’Iran et qu’il refusait de payer depuis l’arrivée au pouvoir de l’Ayatollah Khomeiny.

Le terrorisme gratuit n’existe pas. A part quelques fêlés qui tuent sur un coup de tête ou par pulsion criminelle, les terroristes appartiennent généralement à des groupes extrêmement structurés, organisés et hiérarchisés. La préparation d’un attentat est coûteuse en temps et en argent. Elle est minutieuse et délicate. Il est ridicule de croire que ses auteurs y consacrent autant d’efforts sans objectif politique précis.

L’objectif de Daech en France n’est donc pas revendicatif – il ne demande rien en échange de l’arrêt des attentats. En fait, au regard des résultats de ses attaques meurtrières, on peut aisément deviner que l’organisation terroriste cherche à diviser la société française. En frappant la France au nom de l’Islam, elle installe de facto au sein de la fabrique sociétale française un sentiment de suspicion envers sa composante musulmane.

Dans quel objectif ?

Ce sentiment de suspicion, puis forcément de rejet, ne peut qu'encourager les musulmans à se replier sur eux-mêmes et à affermir leur identité commune. Puis, sous prétexte de se protéger, à se constituer en groupe d’influence. En d’autres termes : l’objectif de Daech est de transformer la communauté religieuse des Français musulmans en communauté politique.

Reste à savoir si la bande à Baghdadi travaille pour son propre compte ou pour une tierce partie. L'histoire des groupes terroristes a montré qu'ils sont presque toujours des instruments au service d'intérêts beaucoup plus grands : le terrorisme d'extrême gauche durant la Guerre Froide était en quelque sorte l'armée de l'ombre du KGB. Idem pour le terrorisme d'extrême droite, comme le mythique Gladio, véritable armée secrète de l'OTAN.

Curieusement, cet objectif de Daech pour la France - et le reste de l'Europe - est  similaire à celui que semblent vouloir atteindre, par des moyens certes moins violents, les monarchies pétrolières qui financent l'islamisme européen.

Mais rien ne prouve que les uns sont de mèche avec les autres. Ou que les uns et les autres ne sont pas mandatés chacun de leur côté par une quelconque grande ou moyenne puissance. Les arcanes de la politique internationale sont - à l'instar des voies du Seigneur - souvent impénétrables. Et la communautarisation politique de la France sert des intérêts qui vont bien au-delà de rois du pétrole ou de califes auto-proclamés.

Le piège tendu aux Français musulmans

Pourquoi la transformation de la communauté religieuse musulmane en communauté politique est-il si important ? Tout simplement parce que les Français musulmans représentent près de 8% de la population. Et dans une démocratie, 8% peuvent faire pencher, sinon basculer, n’importe quelle élection d’un côté comme de l’autre. Si ces 8% forment un groupe politique homogène, les partis politiques vont chercher à les courtiser et donc à leur faire de nombreuses concessions.

Par conséquent, contrôler politiquement cette communauté équivaut à avoir une influence directe sur les choix politiques des différents gouvernements qui viendraient à diriger la France.

Le plus grave reste que les gouvernements français successifs ont tout fait pour que cette OPA sur les Français musulmans réussisse. Ils ont poussé l’Etat à démissionner de ses responsabilités envers ses citoyens des "quartiers difficiles" à forte population musulmane. Laissant le champ libre aux monarchies du Golfe pour y installer peu à peu leur influence, autant politique (sous couvert religieux) que sociale.

De même, les différents gouvernements de messieurs Sarkozy et Hollande – dont les liens étroits avec ces monarchies n’est plus à démontrer – ont initié la destruction de la Libye et aidé à celle de la Syrie, favorisant ainsi l’essor considérable de l’Islam radical et de sa créature : le jihadisme.

Et le burkini dans tout ça ?

Qu’est-ce que tout ça a à voir avec le burkini ? Tout. Absolument tout. En créant un problème qui n’existait pas – des femmes voilées sur les plages françaises il y en a depuis qu’il y a des musulmans en France ; pourtant pas l’ombre d’un problème avant cet été – certains hommes et femmes politiques de droite comme de gauche ont participé activement à cet agenda douteux.

Rien de mieux pour radicaliser une communauté que les images de policiers faisant subir une humiliation publique à l'un de ses membres. Ne pas voir le côté profondément humiliant des images de cette femme obligée d'enlever son voile sur une plage niçoise, c’est ne rien comprendre à la signification du hijab pour une musulmane d’âge mûre et à l’obligation de le retirer devant tout le monde.

D'autre part, même si le voile a une signification religieuse, il est un symbole hautement politique. En Egypte, dans les années 50, alors que Nasser négociait encore avec la confrérie des Frères Musulmans, cette dernière avait pour revendication première le port obligatoire du voile. Ce qui avait beaucoup amusé le Raïs égyptien. De même, dans le Liban des années 80, on pouvait lire sur les murs des quartiers contrôlés par le Hezbollah : "ton voile est plus important que nos armes".

La prolifération des voiles en France n'est pas due à un regain de religiosité, mais à la politisation grandissante de la communauté musulmane. Le voile est devenu un étendard qu'on brandit d'abord face à la discrimination, puis comme symbole de ralliement politique. D'ailleurs, depuis le début de la polémique autour du burkini, les ventes de ce chaste habit de bain ont explosé.

Les Français musulmans devraient être vigilants et se méfier des pièges communautaristes qui leur sont - et seront - tendus. Et refuser de se soumettre à un agenda dont le seul objectif est de les instrumentaliser à des fins politiques, souvent étrangères et contraires aux intérêts de la République française, dont ils sont avant tout les fils et les filles.


© Claude El Khal, 2016