Aouniste ou pas aouniste?


Il semble que la publication récente sur ce blog de deux chroniques à quelques jours d’intervalle – "Le général Aoun est-il encore aouniste ?" suivie de "Antiaounisme et crise de nerfs" – ait jeté le doute dans l’esprit de certains quant à ma position vis à vis du très controversé futur président libanais. La question qu’on me pose le plus souvent ces derniers temps est : "Alors, finalement, tu es aouniste ou tu n’es pas aouniste ?" J’ai donc décidé de mettre les choses au clair une bonne fois pour toutes.

Quand je suis rentré au Liban en 1987 à l’âge de 20 ans, après une décennie passée à Paris, je ne savais pas que les évènements allaient m’entrainer dans un tourbillon qui faillit à plusieurs reprises me coûter la vie, et dans un combat qui allait durer plus de 26 ans. A l’époque, je voulais être acteur mais n’ayant pas trouvé d’école de théâtre au Liban, je suis entré à l’Académie Libanaise des Beaux-Arts. Quand, moins d’un an plus tard, le président sortant Amine Gemayel nomma le général Michel Aoun comme Premier ministre d’un gouvernement de transition, je dis à mes proches : "un militaire au pouvoir, c’est une catastrophe !"

Adolescent, j’avais été séduit par le marxisme-léninisme et manifestais souvent aux côtés du parti communiste français – durant l’une de ces manifestations, j’ai eu la chance de rencontrer l’immense poète Louis Aragon. Mais, au fil de mes lectures, j’ai découvert que le projet généreux théorisé par Marx et Engels et mis en pratique par Lénine s’était fourvoyé en totalitarisme sanglant. Je me suis subséquemment rapproché de l’internationalisme trotskiste, pour ensuite épouser l’idéal libertaire. J’étais donc résolument antimilitariste.

Quand eut lieu le premier clash entre l’armée libanaise et la milice des Forces Libanaises (FL), j’ai assisté, comme beaucoup de Libanais, à la première conférence de presse télévisée du général Aoun. À ma grande surprise, ce militaire d’âge mûr à l’embonpoint prononcé a dénoncé les milices confessionnelles mafieuses et martelé sa volonté de reconstruire l’Etat Libanais, laminé par 13 années de guerre et le règne sans partage des milices. Quelques mois plus tard, suite au bombardement aveugle de l’armée syrienne sur les régions dites "chrétiennes", le bouillonnant général annonça "la guerre de libération contre l’occupation syrienne".

Pendant cette guerre, je conçus un spectacle, un son et lumière musical, dont le principal message était la libération du Liban, non pas par les armes mais par un soulèvement populaire pacifique. Après que le cessez le feu a été signé, j’ai bien sûr cherché à rencontrer le général Aoun pour lui exposer mon projet. La rencontre a été organisée par des amis et la fille aînée du général. Ce n’était évidemment pas sans émotion que j’entrai pour la première fois dans le palais présidentiel de Baabda où résidait Aoun et serrai la main de l’homme qui, en quelques mois, était devenu un héros national.

Durant cette rencontre, je lui expliquai mon projet et mes motivations, et lui lus le texte servant d’introduction au spectacle. En voici un extrait : "Nous ne voulons pas de héros-type, de soldat inconnu ou de culte de la personnalité. Nous pensons l’héroïsme comme une éthique de vie, comme une résistance quotidienne pour la survie d’un peuple. Celui qui va, sous les bombes, trouver à manger à sa famille, est à nos yeux, le plus grand héros que l’histoire ait connu. Il est cet homme ou cette femme anonyme et superbe. Peu importe sa religion ou son rite, il est notre père, elle est notre mère, car finalement les enfants du Liban sont tous frères". A la fin de cette rencontre – qui sera suivie de beaucoup d’autres – je n’ai pas oublié de lui dire que j’étais profondément antimilitariste. Ce à quoi il m’a répondu : "moi aussi".

Le spectacle n’eut jamais lieu. Mais ce qui arriva était beaucoup mieux. Le soulèvement populaire dont j’avais rêvé en son et lumière musical se déroula en vrai pendant 90 jours, dans la cour et les pinèdes du palais de Baabda – rebaptisé Maison du peuple. Durant ces 90 jours, j’ai découvert un homme habité par son désir de libérer le Liban de l’occupation étrangère et du règne des milices, et de profondément transformer une société divisée par le confessionnalisme et le clientélisme, rongée par la corruption, en une société laïque où les Libanais auraient tous les mêmes droits et les mêmes chances.


Le général Aoun à Baabda en 1989, 
on peut aussi apercevoir Dany Chamoun et Gebran Tueni 

Vint ensuite la guerre ouverte entre l’armée et les FL qui me força à quitter le domicile familial et fuir le quartier où j’étais né et où j’habitais. Mon engagement aux côtés du général Aoun ne fit que se renforcer. D’abord au sein d’un journal désormais mythique : "L’éveil", puis dans le cadre du BCCN – Bureau Central de Coordination Nationale, ancêtre du Courant Patriotique Libre (CPL) – où dans les derniers mois avant la défaite du 13 octobre, j’étais responsable de la communication audio-visuelle et travaillais en étroite collaboration avec l’armée libanaise et sa Moudiriyat el Tawjih – Direction de l’orientation – l’organisme de communication de l’institution militaire.

Après le 13 octobre, à la suite duquel j’ai dû, comme nombre de mes camarades, fuir Baabda puis me cacher, le mouvement aouniste entra dans la clandestinité. Quand le général Aoun fut exfiltré par les services de renseignements français de l’ambassade de France, avant d'être accueilli dans l'Hexagone comme réfugié politique, je décidai de quitter le Liban. L’exil du général dura 15 ans, mais le mien fut moins long. Je rentrai au Liban en 2003 et réalisai un court-métrage appelé "Beau Rivage", du nom du sinistre centre de détention et de torture des moukhabarat syriens, alors très actif.

En 2005, au lendemain de l’assassinat de Rafic Hariri, et du soulèvement populaire qui a suivi, les troupes d’occupation syriennes se sont retirées du Liban et Michel Aoun est enfin rentré de son long exil. Il fut accueilli en héros par des dizaines de milliers de manifestants. Mais bien avant son retour, alors que la Place des Martyrs – rebaptisée Place de la Liberté – résonnait de slogans indépendantistes, mes divergences avec le courant aouniste commençaient à se creuser.

Je reprochais au général de n’avoir pas, pendant ses 15 ans d’exil, préparé un vrai programme politique détaillé pour l’avenir du Liban, et aux militants aounistes de se vautrer dans un culte de la personnalité que j'avais dénoncé dès les premiers jours de mon engagement en 1989. Bien qu’ayant gardé de nombreuses amitiés, dont certaines très profondes qui continuent à ce jour, je m’éloignais progressivement du aounisme officiel.

Michel Aoun, l’homme qui fustigeait la politique politicienne et se présentait comme une réelle alternative à l’establishment qui a mené le Liban au désastre, a depuis son retour intégré cet establishment et fait de la politique comme tous les autres. Je ne rentrerai pas dans les détails des renoncements sans fin auxquels nous avons tous assistés – il y en a beaucoup trop. Mais j’ai tenu à raconter l’histoire de mon engagement pour mieux comprendre ma réponse à la fameuse question : "tu es aouniste ou tu n’es pas aouniste ?"

Si être aouniste veut dire être attaché aux principes des années 89-90 : la liberté, l’indépendance et la souveraineté ; l’opposition aux milices, toutes les milices ; le combat contre la corruption, le clientélisme et le népotisme ; le combat pour la laïcité, l’égalité des chances pour tous les Libanais, l’égalité entre les hommes et les femmes, la justice sociale, la sécurité sociale universelle, l’éducation publique pour tous ; alors oui, je suis encore résolument aouniste.

Mais si le aounisme est synonyme de culte de la personnalité, de népotisme, de clientélisme et de compromissions ; s’il est le miroir de sa télévision officielle, OTV, championne toutes catégories de médiocrité ; si son parti, le CPL, est confessionnel, anti-démocratique et taillé aux mesures de son nouveau chef, gendre du chef suprême et nouveau Líder Máximo ; si ses représentants sont des notables ou des parents uniquement choisis pour leur obéissance et leur suivisme ; si les principes des années 89-90 sont presque tous passés à la trappe, les uns après les autres ; alors non, je ne suis pas aouniste et serai toujours un farouche opposant de ce aounisme-là.

Maintenant que Michel Aoun est en passe de devenir le nouveau président de la République, il se doit de choisir. Veut-il revenir aux principes fondateurs du mouvement qu’il a inspiré, ou préfère-t-il se contenter des honneurs et des titres qui allaient déjà si mal au général rebelle que nous avons tant aimé ?


© Claude El Khal, 2016