Le véritable crime de Hanady Gerges


Tapoter quelques mots sur un clavier et publier sur Facebook un statut diffamatoire ou insultant semble être un crime plus grave que l’escroquerie, la mise en danger de malades atteints du cancer, l’usage d’armes de guerre, l’agression et le meurtre. C’est ce que l’affaire Hanady Gerges est malheureusement en train de démontrer.

Il y a quelques semaines, nous apprenions avec effroi l’existence d’une certaine Mona Baalbaki, accusée d’être à la tête d’un trafic aussi juteux que monstrueux. Elle aurai donné aux cancéreux, dont elle avait la charge à l’hôpital public de Beyrouth, des médicaments périmés et aurait revendu ceux qui ne l’étaient pas, mettant en danger la vie de ses malades. Pourtant Baalbaki est toujours en liberté et aucun de ses complices présumés, dont le frère d’une femme politique, n’a été pour l’instant poursuivi.

Farah Kassab, une mère de famille jordanienne de 33 ans, est morte sur la table d’un célèbre chirurgien esthétique. Ce dernier, dont la justice libanaise m’interdit d’écrire le nom sous peine de me voir infliger une amende équivalente à 30.000 dollars, n’a pas été inquiété outre mesure. L’affaire fit scandale pendant quelques jours puis a été étouffée. On dit que la clinique dudit chirurgien a de nouveau ouvert ses portes et qu’on se presse pour s’allonger sur sa table d’opération. 

Début juillet, suite à des tirs de joie célébrant les résultats du brevet, le ministère de l’Intérieur a ordonné l’arrestation de 90 tireurs fous. Quelques heures plus tard, la plupart étaient remis en liberté. Le ministre de l’Intérieur a déclaré qu’ils ont été relâchés grâce à des pressions politiques. Le ministre de la Justice a nié. Et l’histoire fut enterrée. Une semaine plus tard, le ministère de l’Education a reporté l’annonce des résultats du Bac de peur que les tirs de joie ne gâchent le lancement du festival de Baalbek. Quand l’annonce eut enfin lieu, un homme a tiré en l’air pour célébrer son fils bachelier et l’a accidentellement tué. Un nom a été ajouté à la longue liste des victimes de balles perdues et les tireurs fous courent toujours. 

Il y a quelques mois, des voyous appartenant à l’un des partis politiques au pouvoir attaquaient les locaux d’une chaine de télévision à coup de pierres et de cocktails Molotov. Aucun n’a été arrêté. Il y a deux ans, un père de famille, Georges Rif, a été tabassé et poignardé en plein jour dans une rue animée de Beyrouth. Son agresseur attend toujours d’être jugé et condamné. Les médias ont même dénoncé le traitement de faveur dont il ferait l’objet pendant son incarcération. Mais voilà, le meurtrier a des relations en haut lieu. Il en va de même avec Ahmad al-Assir, responsable de la mort de plusieurs soldats et officiers de l’armée libanaise, dont la condamnation se fait attendre. Son avocat s’amusant à jongler avec les procédures. 

Le contraste entre le traitement infligé à Hanady Gerges et celui dont profite tout ce petit monde est criant. Hurlant même. La jeune libanaise, qui a écrit sur Facebook des statuts insultant le pouvoir politique, a été arrêtée illico presto. Elle est détenue depuis vendredi et n’a pas été autorisée à voir son avocat. Sa mère a déclaré ne pas savoir où est sa fille, trimballée pendant le weekend et dans le plus grand secret d’un poste de police à un autre, comme un dangereux criminel.

Ne vous méprenez pas. J’ai visité la page Facebook de la jeune femme et j’ai lu la plupart de ses postes. Je dois avouer que c’était une expérience désagréable. Je n’étais en rien d’accord avec ce que je lisais ni avec la façon primaire, agressive et irresponsable dont c’était exprimé. De nombreux postes m’ont révolté, comme celui faisant l’apologie de l’assassin de Bachir Gemayel. Celui, immonde, sur le 13 octobre 1990, jour funeste de l’histoire du Liban et très profonde blessure personnelle, m’a donné envie de vomir. Mais me donner envie de vomir n’est ni un délit ni un crime.

Si quelqu’un trouve diffamatoire ou insultant un ou plusieurs de ces postes, il y a un processus légal qui existe, qui est très clair et qui doit suivre son cours. S’il y a des lois qui punissent la diffamation et l’injure, il y a des droits qui protègent les personnes accusées de ces délits. On appelle ça la Justice. Un concept qui semble avoir fait ses valises et émigré vers des cieux plus cléments.

Chaque jour qui passe révèle à quel point les Libanais sont divisés en deux catégories distinctes : les mad3oumines et les mad3oussines. Les pistonnés et les écrasés. Ceux qui profitent de faveurs et de largesses, quels que soient leurs crimes, et ceux dont les droits sont bafoués. Ces derniers sont évidemment priés de se la fermer s’ils ne veulent pas que le ciel leur tombe sur la tête.

C’est à se demander si le véritable crime de Hanady Gerges est de ne pas avoir dans ses relations un za3im qui la protège, et de n’être qu’une simple citoyenne au langage excessif, comme il y en a tant au Liban.

Mise à jour : Hanady Gerges a été libérée sous condition d'élection de domicile après quatre jours et trois nuits de détention. La procédure judiciaire va suivre son cours jusqu'au procès et au jugement qui en découlera.





En sortant du Palais de Justice de Tripoli, la jeune femme a déclaré : "La liberté d'expression est sacrée et je continuerai à la défendre. Bien sûr que j'ai été trop loin dans la provocation mais eux aussi ont été trop loin dans la façon dont ils m'ont traité. Il y a des gens qui font beaucoup plus de tort au pays et personne ne leur dit rien."

Affaire à suivre.


© Claude El Khal, 2017