Ce qu’il ne fallait pas manquer de l'interview troublante de Saad Hariri


C’est un Saad Hariri épuisé, les traits tirés, le visage sombre, qui est apparu dimanche soir sur l’écran de Future TV face à Paula Yacoubian, une des journalistes vedettes de la chaîne. L’interview était très attendue et fut suivie par un très grand nombre de Libanais et d’observateurs étrangers. Le lendemain, la quasi-totalité des médias internationaux a estimé que le Premier ministre libanais n’était pas lui-même.

"Interview pleine de moments étranges", a titré le Washington Post. CNN et The Atlantic l’ont décrite comme "troublante" et "tendue". "Elle ajoute à la confusion ambiante", a écrit le Financial Times, qui a évoqué "un nouvel épisode bizarre d’une tragédie politique qui a commencé avec la démission surprise de Saad Hariri à partir de Riyad". "Le mystère s’épaissit", a conclu le NewYorker.

Au delà des propos du Premier ministre, plus conciliants que son discours de démission, les signes physiques et matériels que quelque chose ne tournait pas rond étaient nombreux et évidents. Le décor d’abord : l’interview s’est déroulée dans la villa saoudienne de Saad Hariri. Ce dernier était assis devant un drapeau libanais, face à Paula Yacoubian, autour d’une table ronde. Rien de plus normal, me direz-vous. C’est vrai, à moins d’y regarder de plus près.

Un élément important manquait à ce décor somme toute banal. Une absence criante, impossible à ignorer. Celle de Rafic Hariri. Contrairement à toutes ses interviews télévisées depuis 2005, aucun portrait de l’ancien Premier ministre assassiné ne trônait près de Saad Hariri. Même le pin bleu en mémoire de son père qu’il porte toujours à la boutonnière – et portait encore lors son discours de démission – manquait étrangement au tableau.

Saad Hariri lors de sa démission puis de son interview,
le pin en hommage à son père qu'il porte toujours à la boutonnière a disparu.

Cette absence fut-elle un oubli, une négligence? Difficile à croire. Saad Hariri est l’héritier politique de son père. C’est ainsi qu’il s’est toujours présenté, et c’est ainsi que le voient ses partisans et ses électeurs. Il est impensable qu’une telle omission ait été le fruit d’une étourderie. Surtout pour une apparition médiatique d’une telle importance, suivies par des milliers de Libanais fidèles à la mémoire du Premier ministre assassiné.

Bien qu’il soit important de noter cette étrange absence symbolique, et peut-être de s’en inquiéter, il serait hasardeux d’en tirer pour l’instant une quelconque conclusion. Elle est cependant plus alarmante que la scène qui a été le plus largement commentée sur les réseaux sociaux.

En effet, l’apparition derrière Paula Yacoubian d’un homme tenant un papier provoquant un long regard courroucé, voire haineux, de Saad Hariri, a suscité de très nombreuses réactions, souvent farfelues.


Il est vrai que l’attitude générale du Premier ministre libanais était pour le moins inhabituelle et pouvait aisément prêter à toutes sortes d’interprétations et d’extrapolations.

Durant toute l’interview, il semblait nerveux et inquiet. Il buvait constamment de l’eau et consultait à presque chaque phrase des notes posées devant lui. Il répétait constamment les mêmes phrases, comme on martèle des talking points prédéfinis, et quand il mentionnait le prince Mohammad Ben Salman – ce qu’il a fait plus d’une dizaine de fois – il ajoutait immanquablement son titre officiel de "prince héritier". Un zèle protocolaire curieux pour un homme qui a déclaré quelques instants plus tôt que MBS était "son frère".

Le moment le plus cruel fut quand la voix de Saad Hariri se noua, quand des larmes lui montèrent aux yeux, n'offrant d'autre choix à Paula Yacoubian que d’interrompre l’interview et lancer une page publicitaire pour lui permettre de se ressaisir.





Par ailleurs, l’épuisement qui se lisait sur son visage a été mentionné à plusieurs reprises par la journaliste et par lui-même. "Vous m’épuisez", lui a-t-il lancé, après un échange quelque peu énergique. "On va prendre un break publicitaire pour que vous puissiez vous reposer un peu", lui a-t-elle dit par deux fois. Visiblement à bout de force, Hariri a finalement demandé que l’interview s’achève au plus vite.

Quand la journaliste a enfin mis fin à l’entretien, ou devrait-on dire au supplice, on a clairement pu entendre le soupir de soulagement du Premier ministre.

Pourquoi était-il si fatigué, si tendu, si à fleur de peau, s’il n'avait rien à craindre et était, comme le prétendent encore certains, libre de ses paroles et de ses mouvements? Pourquoi Paula Yacoubian, d’habitude sans concessions, lui a-t-elle épargné les sujets les plus gênants : la tentative de le remplacer par son frère Bahaa à la tête du Courant du Futur, le fait qu’il réponde aux appels de journalistes comme Marcel Ghanem et Nadim Koteiche et non pas à ceux du président de la République, la mort de son ami d’enfance et partenaire d’affaires durant l’arrestation de ce dernier lors de la fameuse nuit des longs couteaux, et j’en passe?

Loin d’apporter des réponses convaincantes quant à sa démission surprise à partir de Riyad et son préoccupant séjour prolongé dans la capitale saoudienne, et d’atténuer le sentiment d’humiliation que ressentent beaucoup de Libanais, l’interview de Saad Hariri a néanmoins laissé se profiler l’espoir d’une solution prochaine à la crise.

Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons aujourd’hui qu’attendre et espérer que le Premier ministre et sa famille rentrent au Liban sains et saufs "dans les deux ou trois jours", comme il l’a plusieurs fois répété dimanche soir.


© Claude El Khal, 2017