Les Libanais et le patriotisme m’as-tu-vu


Des ordures ménagères tapissent les plages, mais personne de bouge. Deux ans que la crise des déchets empoisonne les citoyens et l’environnement, mais personne ne bouge. Le Liban s’est peu à peu transformé en dépotoir, mais personne ne bouge.

Les poubelles sont brûlées un peu partout, mais personne ne bouge. On nous affirme que respirer à Beyrouth est devenu dangereux pour la santé, mais personne ne bouge. Notre littoral est souillé, nos montagnes saccagées, nos vallées sont des chiottes et nos rivières des pissotières, mais personne ne bouge. La Constitution est tous les jours foulée aux pieds, mais personne ne bouge. Les femmes ont toujours moins de droits que les hommes, mais personne ne bouge.

Nous payons des factures astronomiques pour des services d’une nullité sans pareille, mais personne ne bouge. Des dizaines de milliards de dollars ont déjà été investi dans l’électricité sans que cette dernière ne daigne se pointer, mais personne ne bouge. L’eau est rare dans les robinets alors que dehors il pleut à torrent, mais personne ne bouge. Les gens s’appauvrissent à vue d’œil alors que les politiciens s’offrent villas et voitures de luxe, mais personne ne bouge.

Nous vivons sous la coupe des mafias des générateurs, des citernes et des valets parking, mais personne ne bouge. La souveraineté libanaise est violée plusieurs fois par semaine, mais personne ne bouge. Le plus petit ministre du plus petit pays se mêle de nos affaires, nous donne des leçons, nous ordonne de faire ceci ou cela, mais personne ne bouge.

Nous sommes quotidiennement volés, humiliés, salis, méprisés, mais personne ne bouge. Nos enfants n’ont plus qu’un seul rêve, celui de plier bagages et partir, mais personne ne bouge. Personne ne l’ouvre, personne ne descend dans la rue, personne ne proteste et réclame le minimum qui nous est dû, pour lequel nous payons taxes et impôts, pour lequel se saignent pères et mères.

Par contre, quand une chanteuse libanaise se voit accorder les honneurs de The Voice, quand un film libanais se voit récompensé quelque part, quand une célébrité américaine porte la création d’un couturier libanais, quand un magazine français cite une starlette locale, quand un site quelconque vante les boites de nuits de Beyrouth, on sort les drapeaux, on éructe des koullounas, on pousse des yiii et des waw, on s’émeut, on s’extasie. Et qu’importe l’état du pays, pourvu qu’on passe à la télé.

Les Libanais ont inventé le patriotisme m’a-tu-vu. Le patriotisme de façade, confortable, pépère, tranquille, le patriotisme en pantoufle, ou en Louboutin quand on sort le soir. Le patriotisme siliconé, botoxé, raboté, maquillé, tout en strass et en décolletés, en cigare et en poils de torse. Le patriotisme des selfies, des hashtags et des #proudtobelebanese.

Le patriotisme Big Mac, vite consommé, vite oublié. Le patriotisme superficiel. Le patriotisme Snapchat. Celui des spots publicitaires qui vendent tout et n’importe quoi en agitant un foulard rouge, vert et blanc. Le patriotisme de supermarché d’un peuple mercantile, devenu lui-même la plus cheap des marchandises.


© Claude El Khal, 2017