Liberticide, j’écris ton nom


J’entends de plus en plus souvent : il faut éviter de parler de ça si on ne veut pas avoir d’ennuis. L’ambiance liberticide au Liban est devenue aussi irrespirable que l’air empoisonné de Beyrouth.

Cette ambiance, tout le monde y participe, chacun selon ses orientations politiques ou idéologiques. Ceux qui s’insurgent contre l’appel au boycott des films de Ziad Doueiri parce qu’il s’est rendu en Israël sont les mêmes qui appelaient au boycott de Fairuz parce qu’elle s’était produite à Damas. Ceux qui hurlent contre l’interdiction du film de Spielberg sont les mêmes qui ont interdit à Georges Wassouf de chanter sur la place Sassine à Ahsrafieh.

Les exemples de l’hypocrisie généralisée sont trop nombreux pour tous les citer ici. Chacun voudrait faire taire l’autre. La parole pour ceux qui pensent comme nous, le silence pour les autres, voilà la définition de la liberté d’expression d’à peu près tout le monde au Liban.

Les recours en justice contre les uns et les autres, parce qu’ils ont dit ceci ou cela, sont devenus tellement fréquents qu’on ne sait plus quoi dire sans se retrouver avec un procès sur le dos. Alors qu’on attend toujours que la justice s’en prenne enfin à la corruption pandémique et au vol du bien public.

Sur les réseaux sociaux, chacun est convaincu de détenir la vérité vraie, la pensée juste et la bonne parole. Nul besoin d’en discuter, si on n’est pas d’accord, on a tort, point final. Alors on élève des bûchers virtuels pour punir celles et ceux qui osent exprimer une opinion différente. L’injure, le mensonge, la diffamation, le lynchage public, tout est bon pour réprimer toute contradiction.

C’est vrai qu'aujourd'hui, au Liban, personne ou presque ne finit en prison pour s’être exprimé librement. Mais la peur qui s’est peu à peu installée est des plus inquiétantes. Par peur d’avoir des ennuis, ou de se faire des ennemis, ou même de se voir socialement exclu, on préfère garder ses opinions pour soi. Bientôt, si nous n’y prenons garde, l’autocensure deviendra la règle, et nous deviendrons nos propres geôliers.

Cette nouvelle Inquisition n’est évidemment pas exclusivement libanaise. On peut voir fleurir ses tribunaux dans tous les pays, même les plus démocratiques. Comme si l’humanité s’était soudain divisée entre ceux qui pensent juste et ceux qui pensent faux. Ces derniers devant impérativement être voués aux gémonies avant d’être bâillonnés.

Tout le monde flique tout le monde, tout le monde surveille, épie, espionne tout le monde, et tout le monde dénonce, juge et condamne tout le monde. La machine à faire taire tourne à plein régime. On a banalisé l’intolérance. On a démocratisé le totalitarisme. Et surtout on a oublié que défendre la liberté d’expression c’est avant tout défendre celui ou celle qui ne pense pas comme nous, dont les idées sont opposées aux nôtres, dont les propos nous révoltent ou nous horripilent.

Trop de libertés tue la liberté, m’a-t-on dit un jour. La formule est amusante, mais qui décide ce qui peut et ne peut pas être dit, écrit ou pensé? Qui autorise et qui interdit? Ceux qui pensent comme nous ou les autres? C’est un débat qu’il faudrait avoir. Mais un débat est un échange, un dialogue, pas une suite de monologues, où chacun campe sur ses positions et s’écrie : la Garde meurt mais ne se rend pas.


© Claude El Khal, 2018